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Chaos littérature

Dans la bibliothèque de...
Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

 

Ce qui fait d’une bibliothèque un reflet de son propriétaire, c’est non seulement le choix des titres, mais aussi le réseau d’associations qu’implique ce choix. Notre expérience se construit sur l’expérience, nos souvenirs sur d’autres souvenirs. Nos livres se construisent sur d’autres livres qui les modifient ou les enrichissent, qui leur confèrent une chronologie différente de celles des dictionnaires de littérature.

— Alberto Manguel, La bibliothèque, la nuit

C’est ainsi que le lecteur de Borges définissait la bibliothèque dans l’un de ses plus récents ouvrages, une définition à laquelle adhérait pleinement Catherine Mavrikakis lorsqu’elle m’a accueilli chez elle, question que je parcoure son univers littéraire à même l’intimité de ses bibliothèques. «Par où veux-tu commencer? J’ai des livres ici, dans le salon, sinon en haut dans ma chambre et en bas, près de mon bureau. Par contre, la majorité de mes livres sont à l’université. Ah oui, j’oubliais, je n’ai pas d’ordre. […] J’adore chercher un livre, car je vais tomber sur plein d’autres livres avant, qui vont peut-être m’intéresser. […] Pour moi, la bibliothèque est un réseau, un peu comme le conçoit Borges. Un livre amène toujours à un autre livre. Une bibliothèque, c’est infini.»

On peine à imaginer l’écrivaine et professeure Catherine Mavrikakis sans livres. Même elle en convient: «Je voulais un lieu sans livres dans la maison, mais je n’ai pas réussi, ils sont toujours là.» Pourtant, on ne peut pas qualifier l’enfance de Mavrikakis de livresque. «Mes parents avaient une bibliothèque, mais c’était juste pour l’apparat. C’est ma mère qui tenait à avoir une bibliothèque, je ne sais même pas si c’était pour le côté intellectuel. Ils étaient plutôt de la petite bourgeoisie avec leurs Reader’s Digest et leurs encyclopédies. Ma mère ne lisait pas et mon père lisait seulement en voyage, des romans policiers qu’il ne gardait pas.»

C’est donc à l’extérieur de la maison familiale que l’auteure a découvert les livres et la lecture. «La première vraie bibliothèque fut celle du collège Marie-de-France, où j’ai été pendant sept ans. J’y ai passé beaucoup de temps même si la bibliothécaire était chiante. C’est là que j’ai découvert les livres, univers que je connaissais peu.»

Les livres ont l’avantage de leurs inconvénients, ils font des petits dans la bibliothèque. Ils se multiplient et s’accumulent, chacun ouvrant la porte à cent autres. Vivre avec eux est une façon de prolonger le souvenir de lecture, d’ouvrir la porte à une possible redécouverte d’un univers littéraire en temps et lieu. Pour Catherine Mavrikakis, par contre, le temps est peut-être venu de se délester de quelques-uns, vient un moment où on ne peut pas tout (re)lire. «Je suis rendue à une période de ma vie où il y a des livres que je ne lirai plus, que je sais que je ne lirai plus. Il y a des livres dont je pense me séparer. Je ne tiens pas qu’à posséder des livres, je peux les donner facilement. J’écris dans les livres, j’enlève des pages, je note jusque dans “La Pléiade”, je n’ai pas de respect pour les livres. Je peux racheter trois fois le même livre.»

Sans elle, elle n’aurait jamais regardé si haut

Lorsqu’on lit Catherine Mavrikakis, on comprend rapidement son rapport aux œuvres littéraires. Si on la retrouve rarement là où on l’attend, elle a un peu ce même rapport avec les auteurs qui peuplent son paysage littéraire. «J’aime les œuvres complètes. J’aime avoir tout, j’aime les auteurs dans leur ensemble. Je ne supporte pas les gens qui disent “Moi, je n’aime pas le dernier d’Untel”. Moi, j’aime toute l’œuvre d’un auteur. Il y a le temps de l’œuvre, c’est cette temporalité que j’aime. J’aime l’attente du prochain pour comprendre où l’auteur va aller. Je ne suis pas quelqu’un des livres, je suis quelqu’un de l’œuvre.»

Au détour d’une conversation, on n’est pas surpris de l’entendre dire qu’elle n’aime pas la poésie. «J’aime la poésie, j’ai fait ma thèse sur Mallarmé, mais je dis à tout le monde que je déteste la poésie. Je n’aime pas la posture poétique, je n’aime pas toujours l’authenticité de la poésie, comme si c’était toujours plus vrai que le reste, donc je fais semblant de ne pas l’aimer. […] J’ai longtemps hésité entre la philosophie et la littérature, mais j’aime trop les contradictions de la littérature. La philosophie commande une certaine clarté que la littérature n’exige pas de la même façon.»

Une place de choix est aussi réservée à Robert Musil, Peter Handke et Thomas Bernhard, trois écrivains autrichiens. «Ce que j’aime de la littérature autrichienne, c’est cette capacité de détester, de détester sa propre culture, et ils ont beaucoup à perdre parce qu’ils ont une grande culture. Il y a aussi ce désir de faire une grande littérature, de l’entretenir tout comme de la détruire. Elle importe. Je trouve ça fort d’être capable de se retourner contre soi. […] J’aime la vulnérabilité de ceux qui détestent. Détester, c’est s’exposer. Détester, c’est assumer. C’est une place sacrificielle dans notre société, tout le monde va te détester si tu détestes, mais il faut le faire.»

Quant à la littérature québécoise, elle ne fait pas exception dans le désordre qui règne au sein de ses bibliothèques. Plusieurs titres du Québec sont parsemés ici et là, dans ce chaos littéraire dont seule la propriétaire peut trouver son réseau de cohérence. Pour Mavrikakis, notre littérature est beaucoup plus forte lorsqu’elle se frotte à celles de la francophonie et du monde plutôt que lorsqu’on la ghettoïse. «La littérature québécoise, je ne l’aime pas comme littérature québécoise, je l’aime comme littérature. Je trouve que c’est à son détriment de la séparer de cette façon, qu’on doit tout mélanger ça. J’ai l’impression qu’il y a une peur d’affirmation; on peut la mélanger aux autres sans problème.»

C’est du corpus québécois qu’est tiré l’un des livres qu’elle a le plus souvent offert: «Je donne beaucoup de Denise Désautels, celui sur le parc Lafontaine, Sans toi, je n’aurais pas regardé si haut. Je donne ça à des gens qui veulent écrire et je me dis qu’il y a là comme une méthode d’écriture, un lieu que tu te mets à habiter. C’est un livre qui débloque l’écriture, qui donne des permissions.»

Si certains ouvrages ouvrent à la création, ses livres à elle se cachent bien souvent derrière les autres, dans une rangée au fond, le moins visibles possible. «Ce qu’il y a de plus honteux dans ma bibliothèque, ce sont mes livres. […] C’est dur d’aimer ses livres quand on enseigne la littérature, il y a une espèce d’humilité qui est à la base de l’enseignement de la littérature! Ça ne veut pas dire cependant que je veux cesser d’écrire. Il y a une étudiante qui a vu un de mes livres en Italie, dans la section francophone d’une librairie aux côtés de Maupassant, et quand elle me l’a dit, j’ai eu extrêmement honte. Je me sentais un peu comme une blague.»

Errer avec l’écrivaine pendant plus de deux heures dans ses bibliothèques, c’est la voir enthousiaste à redécouvrir elle-même ses rayons. Elle marche à la recherche d’étincelles des lectures passées. Elle me parle de sa relecture de La montagne magique de Thomas Mann durant les der-nières vacances des fêtes et m’indique qu’il lui reste une quarantaine de pages à lire, mais qu’elle ne veut pas le terminer, ne sachant pas si elle aura le temps de le relire encore une fois. Elle m’offre un livre, Les saisons de Maurice Pons, un roman-culte dont elle ignorait tout avant qu’une éditrice française le lui mette dans les mains. La voici heureuse de me transmettre ce qu’elle considère comme un étrange récit. La lectrice insatiable, se dévoilant par le biais de ses lectures, projette un peu de lumière sur son œuvre, que certains qualifieraient de sinistre, mais qui prend sa source dans un amour ardent pour la littérature.♦

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