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Chantage et attachement

Chantage et attachement

Le deuxième roman de Christine Daffe, publié aux éditions Triptyque, parvient à réunir en un même fil art, féminisme, agressions sexuelles et théories de l’attachement.

Thématique·s
Roman

Le deuxième roman de Christine Daffe, publié aux éditions Triptyque, parvient à réunir en un même fil art, féminisme, agressions sexuelles et théories de l’attachement.

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Ancien artiste peintre, marié et père de famille, Thomas Tellier est ministre au sein du gouvernement québécois. Un jour, une mystérieuse inconnue lui remet une lettre en mains propres. Cette missive l’amène à consulter un blogue, celui de Sophie Colin, une amante qu’il a agressée sexuellement. La femme y raconte son enfance en France, son déménagement à Montréal quand ses parents se sont expatriés pour ouvrir une tabagie, la violence intrafamiliale, les traumas parentaux, son existence de jeune adulte voyageuse et solitaire, son amour pour l’homme qui partage désormais sa vie. Les textes de Sophie ne dénoncent pas directement le crime, mais la lettre mentionne que l’acte sera rendu public si Thomas Tellier ne verse pas, sur un compte anonyme, les montants indiqués dans le blogue. Il paie et, petit à petit, devient accro au récit de la vie de la femme, qui publie des billets au fil des jours.

L’idée du faire

Le principe de l’histoire est assez bon: on se prend au jeu et on a hâte de découvrir comment se termine cette affaire d’extorsion. Le fait que Thomas souhaite payer et redoute que le chantage s’arrête montre une certaine complexité psychologique et déjoue les attentes de lecture. La narration paraphrase le récit de Sophie à mesure que le protagoniste le lit. L’instance narrative se permet quelques effets intéressants, modulant la quantité d’informations présentées. Parfois, elle en sait plus que Thomas, anticipant le futur, connaissant jusqu’à la mécanique de ses vertèbres: «Il a mal. Il a adopté une mauvaise posture. La structure de son cartilage cervical, surtout en C5 et C6, est altérée. Il se redressera dès qu’il ne pourra plus endurer la douleur. Il choisira le fauteuil. Pour l’instant, le mal l’intéresse.» Dans certains passages, elle n’a pas accès au personnage et tente de le deviner: «Thomas en a peur, on dirait.» Ailleurs, elle s’en remet expressément aux stéréotypes, ouvrant le texte sur une métalittérarité explicite: «Il se détourne de l’écran et parcourt du regard le bureau de ministre que tout le monde ou presque a quelque part dans son imagination, excluant la boîte de pizza.»

À ces expérimentations somme toute très convenues, mais toujours sympathiques, s’ajoute un intérêt du texte pour l’art. Des noms de la peinture et de la musique classique moderne sont régulièrement cités. On croise Dalí, Klee, Magritte, Mondrian, Gontcharova, Floch et Schnabel; Mendelssohn, Clara Schumann, Jennifer Higdon et Lili Boulanger. Ces références résonnent avec les activités de certains personnages, peintres ou musiciens, que l’on observe dans leur pratique. Associé à ces échos de l’art, le travail narratif offre un sentiment poïétique général et met de l’avant l’idée du faire, notamment celle de faire sa vie, qui se conjugue heureusement avec l’autre thématique centrale du roman, la reconstruction et l’émancipation d’une femme après les violences qu’elle a subies.

Minouchet

Toutefois, cet appareil poétique ne suffit pas à faire oublier certaines longueurs du livre, la faiblesse des dialogues et quelques redondances. Ainsi apprend-on deux fois plutôt qu’une que la petite Sophie a pleuré Minouchet le chat, ou qu’elle s’est retenue d’aller aux toilettes à San Francisco pour ne pas croiser sa logeuse. L’histoire, initialement intéressante (ne serait-ce que parce que Thomas Tellier est content de payer les sommes demandées et qu’il devient dépendant de ce chantage), s’enlise quelque peu pour finir en queue de poisson. La narration s’abîme aussi dans des phrases creuses: «[S]ur l’enfance de toute façon, il est impossible de tout dire.» C’est sans compter les réflexions de certains protagonistes, dont celles de Gabrielle, étudiante en philosophie au cégep, qui demeurent parfois assez ténues: «[T]out acte autosexuel découle d’un libre choix de la volonté.» Enfin, aucun véritable discours sur l’art ou le féminisme n’émerge au-delà d’évidences partagées. Pourtant, des considérations gagneraient à être développées, dont celle de Sophie, qui lie l’échec du mouvement féministe à l’attachement dans l’enfance: «[A]ucun féminisme ne réussira à changer le monde, tant et aussi longtemps que l’enfant ressentira le besoin de plaire à ses parents.» C’est un rapprochement pertinent sur lequel on aurait aimé être plus éclairé, mais ni le discours du personnage ni le livre ne le mènent plus loin que cette phrase intuitive.

En somme, La leçon ne parvient pas à transformer ses bonnes idées, et on ne sait plus vraiment de quelle leçon il s’agit.

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Christine Daffe
Montréal, Triptyque
2021, 204 p., 24.95 $