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« Ces textes qui n'adviendront pas »

En régime patriarcal, les pratiques éditoriales des femmes peuvent être l’occasion de prises de position. Ces engagements, autant politiques que littéraires, détournent les chemins tracés de l’histoire.

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En régime patriarcal, les pratiques éditoriales des femmes peuvent être l’occasion de prises de position. Ces engagements, autant politiques que littéraires, détournent les chemins tracés de l’histoire.

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Quand on cherche sur le site internet de Statistique Canada quelques informations relatives à la chaîne du livre, on trouve une panoplie de rubriques qui concernent davantage les aspects économiques de la production de livres que ses aspects humains ou artistiques. Grâce au mot-clé « éditeur », on peut ainsi connaître la « valeur nette des ouvrages vendus selon la catégorie de clients », les « dépenses de l’industrie », les « statistiques financières détaillées selon le pays de contrôle », les chiffres qui comptabilisent les « ventes électroniques », les « ventes selon la langue d’impression ». Par ailleurs, quand on tape le mot « femmes », on accède à beaucoup de tableaux graphiques et d’indicateurs, des calculs proportionnels et comparatifs en fonction de différents sujets. On apprend par exemple que « les femmes, en moyenne, travaillent un nombre d’heures rémunérées par semaine inférieur à celui des hommes » et qu’elles sont « moins susceptibles d’être travailleuses autonomes ». Considérant en plus que les femmes occupent plus d’emplois « traditionnellement associés à leur sexe […] », il n’est guère surprenant de voir apparaître un message d’erreur, quand on inscrit « éditrice » ; pour cette demande, l’algorithme vacille et, pragmatique, nous suggère une recherche avec l’orthographe « édifices ». Une coquille est si vite arrivée… Sur le site de Statistique Canada, les éditrices n’existent pas, ou moins, en tout cas.

L’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, colossal ouvrage critique dirigé par Jacques Michon et dont le troisième et dernier tome a été publié en 2010, consacre à l’édition féministe trois pages et demie sur plus de mille neuf cent dix-huit. Mauvaise foi, me criera-t-on : il ne faut pas confondre éditrices et édition féministe. C’est vrai, mais n’empêche : ces chiffres sont révélateurs d’une forme additionnelle d’invisibilisation des femmes dans un domaine professionnel où leur présence s’accroît pourtant. C’est bien connu, l’institution, littéraire notamment, tend à gommer la participation des femmes à son édification ; exit les autrices, les éditrices, les femmes de lettres en tout genre. Michon et ses acolytes ne consacrent que très peu de pages (de mots ?) aux femmes (sans compter qu’en 2010, aucun titre n’était encore féminisé). On sait pourtant que, dès la fin du xixesiècle, les femmes étaient déjà des agentes actives dans le champ littéraire. Or, pour exister dans les réseaux littéraires de cette époque, elles mettent à profit toutes sortes de stratégies rhétoriques, politiques et éditoriales, allant de l’emploi du pseudonyme à l’investissement de différents supports (journaux, revues, livres) ou genres (roman, théâtre, poésie, chronique). Les femmes, comme Gaétane de Montreuil ou Robertine Barry, par exemple, occupent aussi plusieurs rôles éditoriaux pour arriver à diffuser leurs œuvres. Agissant comme autrices, éditrices, publicistes et critiques, elles s’assurent de faire leur place dans un monde littéraire masculin et patriarcal. Hier comme aujourd’hui, les femmes publient. Les femmes éditent, aussi.

Le premier tome de l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle comporte tout un chapitre sur les auteurs-éditeurs. Courante, l’autoédition est aussi déterminante pour les écrivains de la relève littéraire de l’époque (1900-1920). Elle l’est d’autant plus pour les femmes de lettres, car elle favorise leur émergence comme autrices, permet même carrément l’exercice de leur pratique. À défaut de pouvoir investir une structure autorisant la prise de parole littéraire féminine et donnant accès à des instances de légitimation, elles ont déployé diverses stratégies de contournement des voies éditoriales établies en créant leurs propres organes de diffusion de textes littéraires, parmi lesquels Au coin du feu et Le Journal de Françoise ne sont que des exemples. Dans ces cas comme ailleurs, ce sont des femmes qui pensent et sélectionnent ; des femmes qui hiérarchisent, retravaillent et diffusent des textes.

Pour conceptualiser historiquement le travail des femmes en édition, il faut penser la littérature et l’histoire littéraire autrement, c’est-à-dire en dehors des paramètres strictement livresques et des dispositifs discursifs traditionnels. Historiquement, les femmes n’ont un accès que très limité à certains lieux de sociabilité (collèges, écoles ou groupes littéraires), aux supports ou aux discours. Et, de toute façon, si l’on considère l’édition d’une œuvre comme une partie intégrante de son processus de légitimation dans une sphère plus ou moins restreinte, comment une personne qui n’est pas elle-même légitime pourrait-elle procéder à cette opération ?

Présences révolutionnaires

C’est sans doute ce bagage historique et symbolique que portent avec elles les autrices et éditrices d’aujourd’hui : « Il a fallu du temps avant que je m’autorise à fonder ma propre maison d’édition », me dit Geneviève Thibault, à l’origine du Cheval d’août. « Le milieu littéraire est un milieu inconsciemment macho et masculin. Éditer nécessite un capital symbolique que je ne m’accordais pas. Et les modes de socialisation sont différents quand t’es une femme. On n’a pas été élevées à se plaquer dans la bande. » Même son de cloche chez Marie-Michèle Rheault, éditrice chez Septentrion, coordonnatrice éditoriale chez Hamac et cofondatrice de la revue féministe Françoise Stéréo pour laquelle elle est membre du collectif éditorial :

Comme éditrice en sciences humaines, c’est certain que, des fois, c’est plus dur, comme jeune femme, de me faire entendre. À Françoise Stéréo, c’est différent. Là je suis vraiment plus militante. Le travail sur les textes est sensiblement le même, mais je travaille en équipe avec d’autres féministes. Quand j’essaie de faire comprendre à un historien aguerri qu’il devrait couper telle partie ou améliorer telle autre, ça me demande plus de courage.

Aucune des éditrices avec qui j’ai discuté n’a hésité à s’identifier comme féministe : « Je suis féministe ; mon féminisme affecte donc toutes les dimensions de ma vie, y compris ma façon de faire mon métier. Il n’y a pas d’un côté les éditrices féministes et de l’autre des femmes féministes dans leur vie privée, mais "neutres" dans leur vie artistique ou professionnelle. Ça me semble un peu farfelu », me dit Alexie Morin, écrivaine et éditrice au Quartanier.

Après l’affaire impliquant Vanessa Courville, la revue XYZ et David Dorais1, la question de l’adoption de la perspective féministe en édition est « devenue » chargée d’un point de vue politique — comme si elle ne l’avait pas toujours été. Comme éditrice, en 2019, doit-on condamner le sexisme de certains textes ou le fait qu’il participe à la culture du viol ? Ne pas les publier relève-t-il de la censure ? Pourquoi une éditrice n’a-t-elle pas le droit de se retirer d’un comité éditorial pour des raisons éthiques et politiques ? S’agit-il d’interventionnisme politique ? L’édition est un outil qui favorise nécessairement certaines représentations, comme le mentionne Geneviève Thibault :

La littérature est un lieu d’où émergent les prises de paroles inédites, celles qui renouvellent les représentations. Notre catalogue est littéraire. Quand une fiction est nécessaire et pertinente, je la publie. Quand elle présente un apport pour la collectivité, je la publie. La littérature produit du sens, de l’éthique. Je ne fais pas de l’idéologie, le travail éditorial consiste à interroger nos mécanismes / nos biais / ce que nous avons intériorisé. Et j’ai été transformée par les livres que j’ai publiés.

Même si elle n’est pas cherchée à tout prix, la parité et la publication de femmes restent une priorité pour les éditrices rencontrées. Alexie Morin et Le Quartanier « accordent une attention plus soutenue aux autrices et à leurs manuscrits, [qu’ils] les [acceptent] ou non. Elles reçoivent des commentaires plus longs et étayés », explique l’éditrice :

J’échange souvent de manière plus soutenue et plus riche avec elles par courriel ou lors de rencontres qu’on pourrait appeler « de mentorat ». J’insiste par ailleurs sur le fait que, si on peut qualifier ces pratiques de discrimination positive, terme qui ne me pose pas personnellement de problème, il ne s’agit pas de privilégier des textes ou des autrices « plus faibles » au détriment d’œuvres d’hommes blancs « plus fortes ». Si on admet que le talent, la créativité, la capacité de travail, l’ambition n’ont pas de genre, si on admet que, dès leur plus jeune âge, les filles reçoivent moins de soutien et d’encouragement de la part des adultes quant à leur potentiel intellectuel et leur capacité de terminer un projet, qu’on les encourage plutôt à se tourner vers les autres et à soutenir les autres, souvent des hommes, dans la réalisation de leurs projets à eux, ce n’est que justice d’offrir un tel accompagnement à des personnes qui n’en ont jamais bénéficié, accompagnement qui de toute façon ne saurait inverser une socialisation dont la portée dépasse les individus.

C’est un peu la même chose pour Marie-Michèle Rheault :

On n’a pas beaucoup de femmes qui publient en histoire ; il y a moins d’autrices en sciences politiques et dans les sciences sociales en général qui vont jusqu’à la publication de leurs travaux critiques. À l’université comme ailleurs, il y a une légitimité que les femmes ne sentent pas, en plus de se faire attribuer toutes sortes d’autres tâches, quand elles sont étudiantes ou jeunes chercheuses. On se retrouve souvent juste avec des manuscrits d’hommes. C’est certain que j’essaie d’aller en chercher, mais c’est le plus difficile : essayer d’atteindre une certaine parité. En fait, c’est là que je milite le plus dans le cadre de mon travail au Septentrion. Dès que je peux attraper un texte qui présente une sensibilité féministe, je le fais. Quand je vois passer une femme, je me décide plus vite pour déterminer si on va faire le livre ou non.

L’année 2019 n’est pas à l’extérieur du temps et elle en porte les marques : « Tant de femmes qui écrivent sont aux prises avec la question de la légitimité de leur parole. Des problèmes de confiance de base », croit Alexie Morin, qui ajoute que les femmes se demandent si elles ont le droit d’écrire, si cela en vaut la peine, si c’est digne d’intérêt ou honteux : « Plusieurs abandonnent avant même d’avoir essayé, d’avoir terminé un manuscrit et de l’avoir soumis à une maison d’édition. En quelque sorte, pour les gens de notre génération, le mal est déjà fait. Et c’est la même chose pour les personnes appartenant à d’autres groupes minoritaires, ça me paraît indispensable de le mentionner. Je trouve ça révoltant, de penser aux œuvres qui n’adviendront pas. » Elle ajoute « que plus de femmes travaillent comme éditrices, c’est bien, que plus de femmes soient publiées, leurs livres plus couverts par les médias, c’est encourageant. Mais les racines du sexisme systémique sont profondes. Elles sont en nous tous, dans la lecture genrée que nous faisons des livres et du champ littéraire. » La présence croissante des femmes dans le monde de l’édition au Québec en façonne le paysage littéraire ; les éditrices re-brassent les cartes du jeu des représentations et elles distribuent les pouvoirs différemment. Mais en raison d’une reconnaissance souvent tardive et d’un accès limité aux instances de légitimation qui perdure, la présence des femmes en littérature est encore révolutionnaire. Et c’est tant mieux. ♦

 


Marie-Andrée Bergeron est professeure en études littéraires à l’Université de Calgary. Son domaine de spécialisation concerne la littérature québécoise et l’histoire littéraire et intellectuelle des femmes et des féministes.

  • 1. À ce sujet, il faut absolument lire le texte d’Ariane Gibeau, « Ce qui brûle depuis longtemps. Réponse à "Quelques réflexions sur un feu de pailles" de David Dorais » publié en avril2019 sur Françoise Stéréo.
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