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Cernaux de bombe

Malgré des textes quelque peu lassants, le travail de Shannon Bool resplendit dans ce catalogue d’exposition, objet soigné et riche des reproductions de son œuvre.

Beau livre

Malgré des textes quelque peu lassants, le travail de Shannon Bool resplendit dans ce catalogue d’exposition, objet soigné et riche des reproductions de son œuvre.

Les catalogues d’exposition sont souvent d’épineux objets tant on ne sait comment les penser et les concevoir. Faits sur le coin d’une table, pour la forme, ils sont rachitiques et truffés de textes où la tête travaille plus que le cœur, et seraient adressés davantage aux bons soins d’un service d’archives à destination de brillants chercheurs qu’à un lectorat passionné et amoureux des affaires de l’art, «débouch[ant] sur des régions où ne domine ni le temps, ni l’espace», comme disait Marcel Duchamp.

Le catalogue Bombshell de l’artiste canadienne Shannon Bool, dont l’exposition a été produite par le Musée d’art de Joliette, n’évite pas les écueils propres à cet exercice bien que l’objet soit d’une finesse d’exécution et d’une générosité en termes de matériaux et d’œuvres présentées. Ce qui est étonnant et pour le moins rare dans un contexte subventionnaire, couplé aux problèmes d’une main-d’œuvre changeante et parfois peu au fait des choses de l’édition. En ce qui concerne le Musée d’art de Joliette, rien à craindre de ce point de vue, d’autant plus que l’institution a bénéficié de l’aide de plusieurs collaborateurs consolidant la richesse de l’ouvrage. C’est plutôt du côté des essais que l’intérêt se voit diminué. J’y reviendrai.

Shannon Bool est une artiste multidisciplinaire réunissant dans sa pratique la tapisserie, le tapis, le photogramme, la sculpture, l’installation et la peinture, inscrite dans une tradition artisanale possédant au cœur de ses œuvres les «récit[s] oublié[s] porteur[s] de préjugés sociaux». La jaquette en toile épaisse à l’effigie d’une tapisserie de l’artiste offre une entrée en matière probante et significative de ce qui nous attend esthétiquement par la suite. Le poids du papier semi-glacé et la qualité de la reliure donnent la possibilité d’une mise à plat complète de l’ouvrage, qui permet au lecteur d’observer pleinement les doubles pages, vues d’installation impeccables d’un point de vue technique captant l’imposant travail de Bool.

Modernité(s)

Qu’elle passe par le collage ou le tissage, Bool, appuyant ses réflexions sur le travail de Picasso et de Le Corbusier, tente une «réponse féministe à la connaissance charnelle du modernisme». Les collages de la série Bombshell représentent des femmes nues traversées en surimpression des croquis d’un projet architectural inabouti de Le Corbusier pour la ville d’Alger. Cette touche érotique, qui n’en est pas vraiment une et qui, dans un même élan, questionne ses fondements, recèle une parenté avec la collagiste britannique Linder Sterling, digne de sa force ironique.

Comme l’affirme dans l’introduction de l’ouvrage le quatuor de directeurs·rices, «le [réel] pouvoir réside dans l’œil de la personne qui regarde». Malheureusement, les essais sur le travail de Bool aveuglent un tantinet le lecteur. Il est vrai que l’aspect programmatique et assez scolaire des textes respecte les canons académiques de la lecture d’une œuvre, mais dès qu’on mélange art et politique et que le texte se met à ressembler à une sorte de manifeste sans vigueur, je deviens aveugle et mon scepticisme prend le dessus. Ne voudrait-on pas l’artiste délivrée et libre de ces interprétations musclées venant d’exégètes quelque peu zélés?

«Elles [les œuvres] restent ambiguës, ouvertes à l’interprétation» (Anne-Marie St-Jean Aube). Pourtant, cette ligne de lecture assez rigide dans laquelle on tente d’emboîter le travail de l’artiste suffit à me désintéresser. Bien sûr, ce travail porte des charges contre les fondements du modernisme, d’un art fait par des hommes d’une certaine époque, mais comme l’écrit dans son roman «statique» Stéphane Lévy-Kuentz: «être moderne ne signifie pas consigner le monde pour l’assujettir mais en parler d’un lieu non cartographié dans une langue que personne ne comprend» (Métaphysique de l’apéritif, Manucius, 2019). Je crois humblement que Bool y arrive, les essayistes, un peu moins.

Exception faite du texte de l’écrivaine allemande Esther Kinsky, qui se démarque des deux autres en apportant plus de sensualité à sa lecture de l’œuvre, l’enrobe des mythes anciens, celui de Pénélope tissant et détissant sa tapisserie. Ici la littérature parle; Kinsky déplace le rapport nature/culture vers le duo «cultures» et «conceptions culturelles», autorisant une «texture de la subversion». À propos de Pénélope mais aussi bien de Bool, Kinsky poursuit: «Elle crée un vide qui jour après jour établit à nouveau un dialogue avec la texture, avec l’écriture du souvenir de l’être aimé, espérant son retour et inflexible face aux attentes de la société patriarcale.»

La capacité d’évocation du travail de Bool est amplement suffisante et démontre qu’elle sait dévier la modernité et la rendre sienne. Il faut parfois faire confiance aux artistes et prendre sur soi de ne rien expliquer, de laisser cet interstice où le lecteur, avec grande joie, peut gagner sa place. ♦

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Shannon Bool
Joliette / Vienne, Musée d'art de Joliette / Verlag Für Moderne Kunst
2019, 176 p., 48.00 $