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Ce qu'on attire avec le miel

Ce qu'on attire avec le miel

Tout s’élabore depuis «une idée qui ne me lâcha plus, une image, une phrase», dans ce suspense qui allie la légende à la paranoïa.

Thématique·s
Polar

Tout s’élabore depuis «une idée qui ne me lâcha plus, une image, une phrase», dans ce suspense qui allie la légende à la paranoïa.

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La danse de l’ours est le deuxième polar que signe Patrice Lessard, après Excellence Poulet en 2015, dans la collection «Noir» d’Héliotrope. Le roman relate l’histoire de Patrick Tardif qui, grâce à un changement d’identité — «je ne m’appelle pas Patrick Tardif» —, laisse derrière lui un passé douteux fait de magouilles et d’inimitiés criminelles. En narrateur, Tardif nous confie le récit de sa nouvelle vie de fortune à Louiseville, village fantôme de la Mauricie (où l’auteur avait par ailleurs campé l’histoire de son dernier roman, Cinéma Royal), néanmoins lieu d’élection de gangs de motards, de trafiquants et autres escrocs. Le protagoniste se retrouve malgré lui pris au piège d’une situation où les faux-semblants, les trahisons et les effets de retard font de la méfiance un moteur de lecture.

«C’était une bizarre de phrase»

Le récit nous met d’emblée dans une posture de suspicion: «Je fis l’erreur, en somme, de faire confiance aux mauvaises personnes.» En nous annonçant, comme une fatalité, le dénouement funeste de ce qu’il s’apprête à raconter, le narrateur nous donne d’avance les clés de lecture qui nous permettront de nous inscrire en faux avec ceux qui, par la suite, se prétendront des alliés, des amis, des amants.

Par cet habile procédé, Lessard interpelle les lectrices et lecteurs, les renvoyant aux mécanismes même d’une écriture qui ne concède rien, et à la contingence d’une voix qui n’a d’assises que sa propre indétermination — indétermination que l’on saisit par les remises en question et les doutes que soulève ici et là Tardif: «comme je crois l’avoir déjà mentionné»; «je le cite à peu près»; «quelque chose de cet ordre, je ne suis pas certain de mes paroles exactes». Ainsi l’on se demande : Qui parle? À qui s’adresse-t-on? Quand et d’où parle-t-on?

C’est dire que Lessard sait bien jouer du double, donnant à son projet les qualités d’une écriture paranoïaque. C’est en effet cette dynamique qui s’instaure, alors que la lecture mime les effets de la drogue que Tardif refuse de prendre: la «wax», résine dorée de THC conditionnée dans des pots de miel. Participe de cela, également, l’intégration à même le corps du texte des dialogues (procédé que l’on retrouve dans les autres romans de Lessard), donnant à la matière textuelle une fausse impression d’unité. Si parfois le changement de registre au sein de la phrase semble manquer de fluidité, on se laisse rapidement charmer par le rythme et la musicalité de la juxtaposition improbable: «Je restai interdit. Blanche ne m’avait jamais parlé ainsi, le mélodrame n’était pas dans sa manière. Sans toi, je peux pas partir, renchérit-elle.»

«Le cœur blanc comme une pomme»

Les questions identitaires et de filiation sont également des vecteurs d’incertitudes. Peut-être le cas le plus signifiant est-il le personnage de Blanche, ancienne maîtresse de Tardif et serveuse au bar Le Flamingo, métis Magoua, à la peau brune et à la «chevelure noire et bouclée presque crépue», qui vient figurer fidèlement l’archétype de la femme fatale, dont le nom soutient à lui seul l’oxymore de sa condition: «Elle me confondait, m’échappait, ses efforts à se rendre opaque toujours couronnés de succès. […] Blanche comme le négatif de tous leurs préjugés idiots sur les Magouas.»

À cet égard, Lessard fait se recouper habilement, et avec une poésie certaine, les préoccupations raciales et ethniques à la logique d’une économie frauduleuse — déterminante de l’état d’exception des communautés autochtones: «Depuis toujours les Magouas faisaient tache sur la blancheur catholique et uniforme de la paroisse, et on avait cherché, cette tache, à la laver par tous les moyens.» L’équivalence de la blancheur de la peau et du blanchiment d’argent, de l’argent sale et d’une peau qui fait tache, la monétisation, donc, du capital symbolique des personnages, tisse dans l’économie du récit les enjeux d’une économie sociale, et porte le roman de Lessard vers des questions politiques et culturelles actuelles et cruciales.

Dans un même geste poétique, en arrimant la danse de l’ours (danse traditionnelle algonquienne) aux préoccupations politiques du personnage de Dave, partner in crime de Tardif, «un ours de six pieds trois, les épaules larges et carrées», aux «mains puissantes, ses doigts comme des griffes», et en démultipliant dans l’histoire les scènes et les pistes de danse, Lessard fait de la chorégraphie le principe unifiant de son roman, où se mêlent et se confrontent les registres de langues et de cultures, les gestes et les mots, le small talk et la légende, le folklore et l’actualité.

Enfin, c’est sans doute là que réside la force du roman de Lessard: dans la narration de Tardif qui devient le spectacle fantasmé et halluciné d’une histoire que l’on reprend (romanesque, mais aussi culturelle), d’une danse que l’on répète, comme dans une tentative frénétique de rétablir les faits: «Cette scène, j’y avais assisté à de multiples reprises, j’avais joué dedans aussi, avec eux, j’avais souvent l’impression de jouer, pas toujours le même rôle.» ♦

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Patrice Lessard
Montréal, Héliotrope
Noir
2018, 172 p., 21.95 $