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Capturer les silences

Dossier

Thomas Edison a breveté le phonographe en 1877. Il rêvait de ne pas s’arrêter là et d’être un jour capable d’inventer un mécanisme d’amplification assez puissant pour enregistrer les voix des morts. Il a consacré les vingt dernières années de sa vie à la création de son nécrophone, mais n’est finalement jamais parvenu à capturer ces paroles d’outre-tombe, que je ne peux qu’imaginer tremblantes.

Pendant toutes les années où j’ai écrit sur la mort de mon père, j’ai considéré comme un hasard amusant le fait que ma voix s’éraille chaque fois que je parlais de lui. Je disais que mon père était mort de façon soudaine, et ma voix s’enrouait. Je disais que je n’avais pas pu le revoir avant qu’il meure, et elle devenait râpeuse et faible. Je disais qu’il avait fallu vider son appartement en jetant pratiquement tout ce qu’il possédait dans une benne à ordures placée sous la fenêtre de son salon, et j’étais obligée d’aller chercher un verre d’eau pour ne pas m’étouffer. Ce n’est que très tard dans l’écriture du livre que j’ai décidé d’y intégrer cet enrouement et, par la même occasion, de mélanger ma propre voix au montage des voix que j’avais rassemblées.

Je me suis longtemps forcée à écrire en me tenant à distance. À l’université, je rédigeais mes travaux en imitant le style désincarné de mes lectures théoriques. Je tentais de faire disparaître toutes les aspérités qui auraient pu trahir mes origines.

Pour créer ses «romans à voix», Svetlana Alexievitch enregistre des centaines de témoignages sur différentes tragédies du soviétisme. Elle ne garde souvent qu’une demi-page de chaque entrevue. Les voix se suivent, racontent des souvenirs de la guerre, l’expérience de Tchernobyl ou des répressions staliniennes. Et toutes ces mémoires personnelles finissent par construire une histoire en marge de celles que relate le pouvoir. La plupart du temps, les questions d’Alexievitch sont supprimées au montage.

Je fais défiler sur Wikipédia la liste des monteuses célèbres dans le monde. Au début du XXe siècle, on les appelait les «colleuses». Elles sont nombreuses, mais je ne reconnais que trois ou quatre noms. Il y a Ziva Postec, la monteuse de Shoah. Elle a consacré cinq ans de sa vie à ce documentaire. C’est elle qui a convaincu Lanzmann de retourner en Pologne pour filmer les personnages sur les lieux hantés par les camps. Je rêve de pouvoir inverser l’ordre de la phrase dans une discussion: «Tu sais, Claude Lanzmann, le réalisateur fétiche de Postec!»

Pour Shoah, Lanzmann a poussé ses personnages jusque-là où ça craque, jusqu’au moment où la résistance lâche et révèle ce qui avait été enfoui. Puis il s’est penché pour enregistrer ce qui tombait. Je n’imagine pas Svetlana Alexievitch forcer les souvenirs en usant de cette violence-là. Quand elle dit revenir plusieurs fois voir la même personne, parce qu’«il faut d’abord […] la libérer de la banalité qu’elle a en elle1», je crois qu’elle parle d’autre chose que d’une cassure à provoquer.

Il se produit toujours quelque chose pendant un entretien. Mais on ne sait pas nécessairement ce qu’est cette chose. Il faut avoir une forme particulière de disponibilité pour être capable de réagir à ce qui advient sans tenter de le contrôler, recueillir la parole des autres sans la diriger vers un objectif préalable. Ou alors, il faut tout simplement arriver sur le lieu de la rencontre sans savoir ce qu’on va trouver ni même ce qu’on cherche. J’ai fait beaucoup d’entrevues dans cet état de disponibilité forcée. J’ai impliqué des gens sans pouvoir leur expliquer la nature de leur engagement. C’était probablement effrayant pour eux d’ignorer ce que j’allais faire de leur parole.

À force d’écouter mes entrevues, j’ai cessé d’y chercher les informations factuelles qu’elles contenaient et commencé à entendre le souffle, les hésitations, les pauses, les murmures, les tressautements. Étrangement, traduire les silences à l’écrit est peut-être ce qui prend le plus de temps lorsqu’on transcrit un entretien.

Dans La place, Annie Ernaux raconte la «trajectoire sociale» de son père: un ensemble de gestes, de goûts, de paroles. Pour rester au plus près de l’écriture documentaire, elle refuse de faire de la vie de son père un destin. Elle ne remplit pas les trous, ne réorganise pas l’histoire en un début, un milieu et une fin. Le récit se construit sur une énumération de moments séparés par de grands espaces vierges. Aucune conjonction n’assure de liaison.

Le principe du montage, c’est que 1+1 =3. Cela signifie que le sens n’est pas dans ce qui est dit. Il est à construire dans l’intervalle entre les fragments mis côte à côte. En rapprochant des éléments différents, on crée un troisième texte qui se forme dans les marges des documents.

Je conçois de plus en plus les livres comme des corps composés de greffes venant de toutes parts: des bras, des jambes, des voix, mais aussi beaucoup de membres fantômes et de silences. Un peu comme si écrire revenait à faire le travail du nécrophone, puis à retranscrire les sons qu’aura enregistrés l’appareil.

Il se produit toujours quelque chose pendant un entretien

 


Céline Huyghebaert s’intéresse aux points de rencontre entre littérature et arts visuels à travers des publications, des expositions et des collaborations. Depuis plusieurs années, ses projets prennent la forme d’enquêtes à la croisée du documentaire et de la fiction. En 2019, elle a reçu la Bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain pour sa pratique artistique et le Prix littéraire du Gouverneur général pour Le drap blanc (Le Quartanier).

  • 1. Michel Eltchaninoff et Svetlana Alexievitch, «Introduction. "J’écris l’histoire des âmes". Entretien de Svetlana Alexievitch avec Michel Eltchaninoff», Svetlana Alexievitch, Œuvres: La guerre n’a pas un visage de femme. Derniers témoins. La Supplication, Arles, Actes Sud, 2015.
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