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Can you hear me, Major Tom?

Quand on tient Vaillante entre ses mains, il est difficile de croire l’adage anglophone selon lequel on ne peut pas juger un livre à sa couverture.

Littératures de l'imaginaire

Quand on tient Vaillante entre ses mains, il est difficile de croire l’adage anglophone selon lequel on ne peut pas juger un livre à sa couverture.

Cette dernière annonce déjà l’ouvrage, car elle reprend la typographie de Valide. Pour s’en convaincre, on peut aussi lire la description de «Draisine», collection à laquelle appartient le plus récent titre de Chris Bergeron: elle regroupe de courts textes partageant l’univers d’un roman publié, mais qui peuvent être lus de manière indépendante. Ainsi, Vaillante est née sous l’étoile de Valide, la première œuvre remarquée de l’autrice, parue au printemps 2021. De fait, la nouvelle adopte certains traits de cet opus: voix narrative à la première personne, confession d’un humain à une machine, fébrilités de l’amour entre femmes. Mais si Vaillante est un prolongement du roman, elle en constitue également le préambule, puisqu’elle se situe chronologiquement dans un temps qui précède celui de Valide.

En plein voyage interstellaire dans un futur mal défini, mais imminent, la commandante Chang raconte à Capcom, son centre de commande, le drame survenu à bord de son vaisseau, le Valiant: sa seule autre passagère, Maïa – et, ce qui est loin d’être accessoire, son amante –, est morte des suites d’une défaillance du réacteur nucléaire de l’engin, qui était alors en route vers Mars. Se sachant condamnée par les radiations, Maïa décide de mourir ailleurs que dans sa cellule d’isolement. Elle périt en orbite de Vénus, saisissant l’occasion pour en explorer les nuages et, peut-être, y déceler une forme de vie inédite.

Bien sous tous les rapports

Après la perte vient donc la narration. Dès la première phrase, la forme du rapport adoptée par le texte, et qui orchestre le théâtre de l’énonciation, instaure véritablement une économie de la parole où les mots sont comptabilisés et se paient: «Ça va vous coûter cher en mégaoctets, tout ce que je raconte. […] Mais, comme je viens de vous le dire, contrairement à vous, le temps à perdre est mon unique richesse, mon seul luxe.» Subversive, la confession de la commandante est improductive parce qu’on ne peut pas en extraire une connaissance monétisable. La narratrice refuse d’ailleurs de livrer à la machine les secrets de ses derniers instants avec Maïa, c’est-à-dire de les marchander.

Bergeron mentionne que la conquête spatiale est un projet non seulement capitaliste, mais aussi impérialiste et machiste; une entreprise menée par «une bande de colons phallocrates, des masturbateurs aux grosses fusées». C’est sous ce jour que la relation entre les deux astronautes se présente comme révolutionnaire: l’amour ne figure «pas dans [leur] carte stellaire», dès lors qu’il ne s’inscrit pas dans la logique productiviste et conquérante du voyage galactique projeté et financé par les compagnies privées.

Vaillante a quelque chose de l’écoféminisme. D’ailleurs, sa narratrice nous l’indique très bien lorsqu’elle se qualifie de «bonne pavlovienne» et d’«astrochienne bien dressée». Cette comparaison, qui évoque le traitement réservé à Laïka (une chienne au triste destin du programme spatial soviétique), nous rappelle que l’exploitation, c’est encore et toujours celle des mêmes corps, des mêmes formes de vie. Quelle que soit la distance qui sépare le vaisseau de la Terre, le capitalisme tout comme le sexisme et l’appropriation effrénée du vivant sont bel et bien à bord du Valiant.

Desiderata

En ce sens, la nouvelle «déromanticise» l’espace en même temps qu’elle l’érotise, car elle refuse de l’idéaliser: elle en fait la métaphore de l’amour entre les cosmonautes. «Aimer, c’est redécouvrir le potentiel de la vie. C’est, finalement, être un peu astronaute, chercher la vie ailleurs que chez soi», confie Chang au centre de commande silencieux.

Sans l’y assimiler, je songe, à la lecture de Vaillante, au travail photographique stellaire de SMITH ou aux pratiques écosexuelles (sexecology) d’Elizabeth Stephens et d’Annie Sprinkle. Si le texte ne souscrit pas explicitement à ces théories, selon lesquelles il importe de rendre ses dimensions sensuelles à notre rapport à la Terre, il n’empêche que Maïa souhaite mourir dans une sorte «d’orgasme scientifique», et que la commandante rêve de symbioses et de métamorphoses qui font fantasmer toutes sortes de liens au vivant (cette fois-ci non terrestre). S’imaginant le destin de Maïa, Chang confie: «[I]l m’arrive de rêver qu’elle a survécu à son voyage. Qu’elle a muté, que les microbes flottant dans les nuages de Vénus, portés par les précipitations sulfuriques, ont pénétré ses poumons, affecté son ADN irradié. Elle serait devenue une créature vénusienne.» Sidérale, comme l’annonce son sous-titre, la nouvelle est aussi sidérante: elle nous fige dans cet espace infini qu’ouvre le désir face à la destruction.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Chris Bergeron
Montréal, XYZ
Draisine
2022, 76 p., 6.95 $