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Boys will be boys club

Dans une région industrielle défavorisée, de jeunes hommes dépérissent, condamnés à la misère économique, morale et intellectuelle. Leur colère et leur ennui s’expriment dans de grands éclats de machisme où se rejoue l’antédiluvienne histoire de la prédation sexuelle.

Roman

Dans une région industrielle défavorisée, de jeunes hommes dépérissent, condamnés à la misère économique, morale et intellectuelle. Leur colère et leur ennui s’expriment dans de grands éclats de machisme où se rejoue l’antédiluvienne histoire de la prédation sexuelle.

Au volant de leur voiture, ces «garçons sauvages» se préparent à commettre l’irréparable: le viol et le meurtre collectifs de Joy, conséquences directes des logiques d’exploitation et de domination genrées qui régissent déjà leur existence.

«Men are afraid that women will laugh at them. Women are afraid that men will kill them.» Cette célèbre citation de Margaret Atwood aurait pu servir d’exergue à Rodéo. Le destin de Joy, jeune femme ambitieuse issue d’une famille d’ouvriers, en est l’illustration la plus parfaite: être intelligente, compétente, éduquée et aimée, se conformer aux diktats traditionnels de la beauté et occuper un emploi sérieux ne suffisent pas à protéger les femmes de la violence. Au contraire, dans Rodéo, le viol et l’assassinat sont commis non pas en raison des protestations de Joy, de son refus de dédramatiser la situation ou de son aplomb, mais plutôt en réaction à ceux-ci.

Solovkine met en scène des vies de pauvres, mais surtout des vies pauvres, dans la mesure où une telle conception de la masculinité obstrue, malgré les vastes paysages, l’horizon. L’écrivaine dissèque les structures patriarcales qui rendent possible le crime collectif et ne dissimule jamais cette grande vérité: ce sont bien les femmes, en définitive, qui paient de leur droit à la sécurité et à l’intégrité physique la facture onéreuse de cette asphyxie réduisant à néant les formes de vie.

Sous le tapis du langage

Lors de la parution du livre en Europe, dans une entrevue publiée dans le journal belge Le Soir en 2015, Jean-Claude Vantroyen affirme que Solovkine «caricature» et «force le trait», alors que le roman s’inspire pourtant d’un fait divers. Cette résistance à admettre que de telles horreurs se produisent – partout, tout le temps –, et l’aveuglement collectif qui en résulte sont précisément les éléments qui, au sein même de la fiction, permettent aux perpétrateurs d’échapper à la justice. Si le livre reste flou sur les évènements, c’est pour montrer à quel point ils sont interchangeables.
Ce type de banalisation systématique contribue, comme les euphémismes employés par les protagonistes («quelques minutes de dérapage», «une erreur de jeunesse»), à voiler le caractère ignoble du geste posé. Le fin travail formel de l’autrice laisse poindre un ensemble de violences linguistiques que le texte remet en question. Alternant entre vocabulaire étendu et langage cru, l’œuvre nous rappelle que la langue est une marque de distinction. La romancière nous présente d’ailleurs l’agonie de Joy comme un long récital mental pendant lequel la victime répète en boucle ses cours de diction: manière de se désolidariser de l’expérience horrifique et symptôme d’un écart entre les classes sociales. Ultimement, c’est la possibilité d’une supériorité de Joy sur eux que les agresseurs annihilent.

Si les changements de focalisation et les adresses aux lecteur·rices créent au départ une certaine confusion, ils sont au bout du compte tributaires de la portée critique du roman. Les interpellations, en neutralisant en partie la passivité de l’acte de lecture, nous font douter de notre potentielle complicité. Quant à la permutabilité des voix, elle nous rappelle que dans cette meute, il n’y a pas d’individualité qui tienne: les membres sont indistincts dès lors qu’ils revêtent ce même costume étroit qu’est la masculinité toxique. C’est là leur peine, mais aussi leur force, qui les anonymise et les déresponsabilise.

Uppercut à la Bourdieu

Porté par une écriture coup de poing, Rodéo frappe fort en raison de son sujet et de son traitement. Solovkine ne cherche pas tant à montrer comment les individus sont dépassés et ravalés par un ensemble de prescriptions sociales qui les dédouanent de leurs gestes; elle illustre plutôt à quel point la brutalité machiste, économique et politique s’édifie sur l’écrasement de la possibilité agentive des personnes et sur le caractère collectif de la violence, laquelle ne peut être exercée qu’à la condition d’une complicité insoluble. Le crime n’est pas ce qui provoque le resserrement des rangs; c’est la solidarité par la négative (être ensemble contre) qui offre un socle au jaillissement de la cruauté.

Livre dur mais nécessaire, Rodéo réactive, avec encore plus de force sur le plan de l’affect, des lectures comme Retour à Reims (2009), de Didier Éribon, Mémoire de fille (2016), d’Annie Ernaux, et Qui a tué mon père (2018), d’Édouard Louis. Ces ouvrages se rejoignent dans cet espace où le sociologique touche au littéraire; où l’intime et le particulier s’excavent pour laisser poindre la structure qui leur permet d’affleurer.

Auteur·e·s
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Aïko Solovkine
Montréal, XYZ
Quai no 5
2020, 144 p., 18.95 $