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Boutures

On découvrira beaucoup de fraîcheur et d’intelligence dans le premier recueil de Clémence Dumas-Côté. À la fois étrange et limpide, exigeant mais vif, L’alphabet du don est une lecture riche.

Poésie

On découvrira beaucoup de fraîcheur et d’intelligence dans le premier recueil de Clémence Dumas-Côté. À la fois étrange et limpide, exigeant mais vif, L’alphabet du don est une lecture riche.

Tout à la fois poète, écrivaine de fiction, artiste en arts visuels et performeuse (et peut-être compte-t-elle d’autres pratiques encore), Dumas-Côté entretient un rapport aigu aux objets — aux objets délicats et souvent minuscules, devrais-je préciser: petite couture, tissus, rubans, cahiers, soies et voiles assemblent son art. Les poèmes qui composent son alphabet n’en sont pas tellement différents.

Sur le plan de la forme, l’hermétisme pétillant des brefs textes convainc de toute évidence que la poète loge à la bonne enseigne chez Les Herbes rouges. Son recueil trouve en effet tout naturellement sa place aux côtés de ceux de ses collègues Daphné Azoulay, Roxane Desjardins, Jean-Simon DesRochers, Étienne Lalonde et Benoît Jutras, pour ne nommer que ceux-là, représentant bien le jeune formalisme qui anime toujours la doyenne des maisons d’édition de poésie d’avant-garde québécoise.

Se fendre en deux, en quatre, en vingt-six

Le projet est annoncé en quatrième de couverture: la poète entend interroger la part d’altérité en elle-même. Indice nécessaire, puisque la dualité je/tu des textes pourrait supposer une représentation du couple, ce qui ne serait pas non plus, en définitive, une avenue de sens si improbable. Or, de concevoir cette dualité à partir et au sein d’une seule personne rend la dynamique réflexive particulièrement vibrante, mouvante:

Mon objectif: écarter les rebords durcis
mes plis aux pointillés
je roule la peau, canisse pâle
tu accroches un calendrier presque rempli
par mon portrait en bas trois-quarts

 

tu t’enfonces jusqu’au rire
je change, velours fané.

Il faut dire que la relation avec cette altérité en soi n’est pas une sinécure: «Là tu me râpes / tu propages l’hépatite / tu utilises mes poignets comme lanterne / toi fantôme involontaire». Mais avec l’absence de contours clairs entre la part du je et du tu, ceux-ci semblent se hanter mutuellement, provoquant déséquilibres, aspérités et blessures que la syntaxe des poèmes parvient parfois à mimer. Nous côtoyons ainsi une femme qui, bien que manifestement à la recherche du lisse, d’une «libération huilée», et revêtue d’une «couverture de couleuvre», se livre à des exercices d’amputations et de greffes dont certains poèmes, hybrides à la limite de la monstruosité, rendent très habilement compte: «I am pivotal présente / même les jours de chandails coupés / approche: / je deviens natale et fracassée.»

Ce jeu de déconstruction et de recomposition suscite certains des plus vivifiants passages du recueil, tant la syntaxe reconstruite et le propos se provoquent réciproquement. L’art exact de Dumas-Côté tient à la sûreté et à l’exactitude du trait de son scalpel autant que de ses sutures: «je nous fends sur le sens / si mon calcul est bon», écrit-elle, avec une justesse réjouissante.

Tout aussi fascinante est la manière par laquelle la poète chosifie cette fraction/fracture d’elle, dont elle la scrute, la documente:

C’est intéressant ta violence
nue dans un bol
je m’explique:
pour un personnage qui meurt
ça goûte bon

Ce «je m’explique» prend dès lors un sens autotélique, et ouvre ainsi la voie à tout un inventaire du soi, à un alphabet, en somme, que les poèmes tentent de réunir, puisque «[t]out ce que j’ai se compte». Reste à savoir en quoi cela peut constituer un don. Peut-être la réponse se situe-t-elle des deux côtés du fil du rasoir et se dirige-t-elle vers deux destinations opposées. De soi à soi, déjà, il y a quelque chose du don à ainsi se mirer devant sa propre noirceur, voire à s’y mesurer: faites-le pour vous, dit le truisme. On en sort effectivement grandi, avec «un beau milieu» à la place du désordre.

Mais cette faveur m’apparaît, comme lecteur, aussi et encore davantage celle de la poésie, offerte du plus près du corps de l’un·e vers l’autre, l’autre qui n’est pas soi. Il y a du courage, de la douleur et de l’acharnement derrière toute œuvre poétique, tout travail qui se construit à partir des failles et cassures intimes, et une générosité sans borne à l’offrir au creux d’un livre.

les lettres régulières, écrites, immolées
(mon récit)
s’épinglent derrière les poutres
c’est ma grange à scandales.

Recueil généreux, donc, L’alphabet du don en appelle à la prolifération, au jeu des reconfigurations et à la beauté de se réinventer au gré des tropes qui nous attirent.♦

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Clémence Dumas-Côté
Montréal, Les Herbes rouges
2017, 80 p., 15.95 $