Aller au contenu principal

Bon garçon

Récit
Thématique·s

Le 30 mars dernier, au MA, Musée d’art de Rouyn-Noranda, j’ai présenté une performance intitulée Bon garçon pendant laquelle j’ai lu l’entièreté de mon roman Good boy aux lunettes de ma mère, les lunettes à travers lesquelles elle l’aurait lu si elle n’était pas morte.

Je me promène dans mon appartement comme Marina Abramović se promènerait dans le sien. Je voudrais être elle. Tout le monde l’aimait au début, mais elle s’est mise à collaborer avec Givenchy ou Adidas et maintenant plus personne ne l’aime. Sur mon vision board, j’ai épinglé une photo de yoga, une photo de légumes, une photo de porno gay, une photo d’appartement minimaliste et une photo de Marina Abramović avec Kim Kardashian. Sur cette dernière photo, j’ai l’impression que c’est Dieu. Ensemble, elles sont Dieu. Quand je pense à Dieu — parce que oui, je prie —, ce sont elles que j’invoque.

J’aime le sacré. Les artistes visuels décrivent toujours leur démarche comme étant « broche à foin », c’est « à la bonne franquette ». On « désacralise », on est « en travail », c’est « convivial ». Je hais tout ça. C’est trop facile.

Un ami commissaire qui ne veut pas se faire appeler commissaire m’a demandé de faire une performance. Il voulait intégrer la littérature dans son exposition.

C’était pendant ma période Dieu et j’ai tout de suite su ce que j’allais faire. Ma mère n’a jamais pu lire mon livre parce qu’elle est morte juste avant. Ça me fâchait. Je voulais donc trouver une façon de le lui lire. J’ai pensé à apporter son urne dans le musée. Je l’avais choisie avec mon père parce qu’on trouvait que son design ressemblait à celui de la cuisine, mais aujourd’hui je trouve ça épouvantable, qu’on ait associé la cuisine à son urne. De toute façon, c’était un objet potentiellement choquant. Quand on est choqué, on n’écoute pas, et ça, les artistes ne le comprennent pas, qu’on ne les écoute pas quand ils performent toujours tout nus.

J’ai donc choisi les lunettes de ma mère qui traînaient encore sur sa table de chevet. Je leur lirais Good boy en entier. J’allais souffrir, j’allais avoir mal partout et je ferais redescendre ma mère sur terre. Une vraie performance comme les artistes visuels n’en font pas, parce qu’ils sont trop perdus dans leurs broches à foin désacralisées.

Faire la lecture à un objet inanimé, je trouvais ça drôle. C’était important pour moi que, malgré ma démarche, ça reste ridicule pour une gang d’étudiants du secondaire, par exemple. C’est ce qui élève un artiste. Mais ce que je n’ai pas dit à mon ami commissaire qui refusait d’en être un, c’est que j’espérais sincèrement établir une connexion avec ma mère.

Le jour du vernissage, j’ai porté les lentilles bleues qui me faisaient ressembler à ma mère et je me suis maquillé. J’étais le seul artiste de l’exposition qui n’était pas un artiste visuel. J’espère que j’avais l’air superficiel. J’étais le versant Kardashian de Dieu pour faire plus de place à Abramović pendant ma performance du lendemain. À un moment de la soirée, on a demandé aux artistes d’aller à l’avant quand on les nommerait. Plus tard, une autre artiste m’a dit que j’étais celui qui était le mieux allé. Elle m’a dit : « Je voulais y aller avec la même confiance que toi. Nous autres, on était là, on faisait comme si ça nous tentait pas, mais toi t’es juste allé. » Et c’est ce que j’aime des musées, c’est que j’y suis le meilleur. Les meilleurs acteurs n’ont rien appris, ils l’ont naturellement, les meilleurs mannequins ne sont pas beaux, les meilleurs danseurs bougent mal, les meilleurs écrivains n’ont jamais lu, et je suis le meilleur artiste visuel.

Le matin de la performance, je me suis assis, je voulais méditer sur ma chaise pour créer un peu de sacré et pour préparer l’espace. Quand on médite dans une pièce, ça change la texture de l’air, même pour ceux qui n’ont pas médité. Ça invite Dieu.

Ma sœur, mon père, ma grand-mère et des employés du musée étaient là. J’ai demandé au directeur de me donner le signal de départ.

J’ai ri en lisant le titre, Good boy, et je m’en suis voulu. Je me hais quand je ris, ça montre mes dents laides. C’est là que j’ai réalisé que toutes mes pensées étaient très prétentieuses depuis le début. C’est facile d’être le meilleur artiste visuel tant qu’on n’a encore rien fait. J’aurais voulu avoir été humble dans ma tête, mais il était trop tard. Kim Kardashian et Marina Abramović me semblaient loin, Dieu venait de prendre le bord. Je n’ai pas pensé m’arrêter pour respirer et lui demander de revenir.

J’ai juste continué.

D’autres spectateurs venaient et repartaient. Quelques heures plus tard, la salle s’est vidée, c’était l’heure du dîner, et, à vrai dire, j’attendais ce moment-là. J’imaginais que, enfin seuls, ma mère et moi pourrions vraiment entrer en contact et que je pleurerais à chaudes larmes, comme dans un grand film, avec un peu de bave. J’imaginais ma peau déshydratée comme celle Abramović quand elle est restée sept cents heures assise à regarder des gens au MoMA. Je voulais pouvoir raconter plus tard que, quand j’ai été seul, j’ai réellement eu l’impression que ma mère écoutait ma lecture.

Mais non. Ma sœur, mon père et ma grand-mère ne décollaient pas. Ils étaient là, juste eux. Ils m’écoutaient.

Et c’est là que la torture a commencé.

Non seulement il n’y avait qu’eux pour m’écouter, mais je leur parlais de mes histoires de cul. Parce que c’est ça, mon livre, après tout. Ils l’avaient déjà lu, je le savais, mais leur lire à voix haute, c’était une autre affaire. Je voulais sauter des mots, mais je me retenais. Tu lis ton roman au complet sans rien en changer. C’était un calvaire.

J’ai lu : « J’aimerais que mon père sache que les hommes s’enculent », et j’ai eu une révélation, beaucoup moins divine que je l’espérais.

Quelques mois auparavant, j’avais eu une discussion avec mon ex. On était allés prendre un verre, il s’était reconnu dans mon livre, et je m’excusais. Ce n’était pas mon intention, mais lui, il avait pensé qu’au contraire je l’avais fait exprès.

« J’aimerais que mon père sache que les hommes s’enculent. » À cet instant précis, j’ai compris que mon ex avait raison. C’est bien pour mes proches que j’avais écrit mon livre.

Cette torture de faire la lecture à ma famille, juste à eux, sans pouvoir m’échapper, sans pouvoir me concentrer sur quelqu’un d’autre dans l’auditoire, c’était ma punition. C’était la même torture qu’ils avaient subie en me lisant. C’était la pénitence que ma mère m’imposait, je l’avais dérangée dans sa céleste tranquillité pour lui raconter mon passé sexuel. J’ai su, à ce moment-là, qu’il n’y aurait jamais de connexion avec elle parce que le livre ne l’intéressait pas.

J’ai aussi compris que je n’écrirais plus jamais pareil parce que j’ai senti la portée de mes livres sur mes proches à qui je répète qu’ils ne sont pas dedans.

Après, les cercles de sueur sous mes bras s’agrandissaient et j’essayais de me retenir de suer, mais je n’y arrivais pas. J’avais choisi les mêmes vêtements que je portais quand ma mère est morte, un t-shirt noir, un hoodie gris et mon pantalon Adidas. Le même pantalon que j’ai porté quand j’ai reçu mon prix en France et qu’un membre du jury m’a dit que ce n’était pas acceptable que je monte sur scène comme ça, on ne fait pas de publicité pour Adidas au Prix du jeune écrivain. Mais après mon discours, quand j’ai révélé que ma mère était morte, ce même juge est revenu me revoir : « Je ne savais pas que c’était vrai. C’est très touchant, tout ça. » Alors je me suis senti comme Marina Abramović quand on prend le temps de voir son fond, derrière Adidas.

Je suis allé trois fois faire pipi et j’ai bu deux carafes d’eau. À la fin, il y avait plein de monde et, avec la fatigue, j’avais l’impression d’être meilleur. J’ai réussi à pleurer, mais ce n’était pas spectaculaire. Quand ça s’est fini, j’étais un peu déçu de ne pas être à terre. J’aurais voulu m’évanouir en me levant, quelque chose, mais j’étais plutôt bien et j’ai bu mon smoothie. Je ne me sentais pas comme Marina Abramović. Sept heures de performance, c’était cent fois moins qu’elle. Finalement, j’ai l’impression d’avoir été le pire artiste visuel. Quand on a trop de convictions, on est incapable d’y répondre et ça fait des artistes qui s’arrêtent. Un jour, on me dira : « Fais-le donc, toi, si t’es si bon que ça. »

Je vais vendre la captation sonore. Comme Kim Kardashian, j’aimerais devenir femme d’affaires, commencer par un sex tape pour me faire connaître autrement que comme auteur et finir millionnaire tellement j’aurais vendu de captations de ma voix, en train de lire Good boy aux lunettes de ma mère morte.

On a laissé les lunettes et le livre sur un socle blanc qu’on a recouvert d’une boîte de verre. C’était une belle cérémonie. Ma mère est devenue un objet d’art et c’était bien tout ce que je voulais. ♦

 


Antoine Charbonneau-Demers est l’auteur des romans Coco (prix Robert-Cliche 2016) et Good boy (2018), publiés chez VLB. Diplômé du Conservatoire d’art dramatique de Montréal, il poursuit également une démarche en arts vivants.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF