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Barbarie moderne

Il est de ces recueils dans lesquels le poète donne la vie comme il l’enlève, témoigne
de la barbarie moderne comme il s’en revendique. En ces pages, la violence humaine
catalyse la poésie, la phrase devient armement et le drame devient théâtre. Là seulement, l’acte poétique est le dernier des retranchements

Poésie

Il est de ces recueils dans lesquels le poète donne la vie comme il l’enlève, témoigne
de la barbarie moderne comme il s’en revendique. En ces pages, la violence humaine
catalyse la poésie, la phrase devient armement et le drame devient théâtre. Là seulement, l’acte poétique est le dernier des retranchements

Qu’est-ce qu’un poète? Pour bon nombre de gens, c’est un personnage fantomatique. S’il erre et gribouille nuit et jour dans un calepin pour certains, il est invisible pour ceux qui ne se frottent pas à son travail. Souvent, on lui attribue une existence romantique et des soirées au cours desquelles les mots coulent à flots. Jadis adulé et essentiel au bon fonctionnement de la société, le poète n’exerce pas une fonction sociale comme les autres. On tient au Québec quelques monstres vivants; Jean-Marc Desgent en est. Il nous donne l’impression qu’il cultive sa condition de poète comme un acte terroriste, comme si la seule façon de faire vivre la poésie, c’était de la lancer en pleine gueule de celui qui ose la regarder, de celui qui ose s’y plonger.

Le poème sacralisé

Le poète connaît pertinemment d’où il écrit: «Je sais, je suis passé / maintenant, je suis vécu de nuit». Ainsi que ceux à qui il s’adresse; «La rue est pleine d’illettrés. / Les mots n’existent pas comme la pureté, / au plus près de la plaine blanche». Dans le recueil Strange Fruits, Desgent parle d’un carnage, celui perpétré vers l’homme, par l’homme. Les corps sont nombreux, ceux des victimes comme ceux des vivants. Ici, le phrasé est souvent sec, il s’élance comme une rafale de mitraillette, pour abattre l’inconcevable:

Ma capacité de male fortune est sans fatigue:
je trébuche sur ça, ça et ça
je fauche ça, ça et ça
je brûle pour ça, ça et ça.

On y retrouve l’univers funeste de Desgent: les cauchemars des recueils précédents sont mis en scène pour présenter un autre mal; «On chante les fillettes sans visage.», il y a encore des guenilles et des cadavres, alors que la langue, elle, demeure maudite. «On est caché dans la langue sacrée.», écrit-il, une langue bien d’ici, précise-t-il: «Chiffons, les taches, je suis mordu,/ la parole est encore un miracle. Et c’est ma voix, le Nord.» Bien qu’on retrouve le poète, lui se cherche toujours dans ses pages: «Je parle tout bas à mon étrange main. / J’ai été choisi par les mots casser, détruire.» et le je reste incertain, brisé:

Je, l’os des torses.
Je, les pensées crues.
Je, l’anus,
et je, l’esprit, broken tongue.

Le corps comme territoire poétique

Les vents sont violents, jusqu’à disloquer les corps «Tout l’orage fort, / c’est la langue déclouée de la terre.» Les sexes, les membres et les cadavres sont encore conviés à un bal vrai, celui de l’après d’où il faudra vivre, d’où il faudra écrire. Ici, le désastre n’est pas à venir mais bien advenu, le poète tente, jusqu’à s’y compromettre, de rapiécer le vivant des morts:

Je me penche sur les disloqués,
c’est plusieurs, c’est nous.
Je soigne les tombés flasques,
puis les tombés froids,
ce qui ressemble à des poupées déliées;
je couds les bras au mauvais torse,
les torses au mauvais sexe,
comme moi aux mauvais rêves,
comme moi au mauvais moi.

Chez Desgent, l’écriture est organique. Les membres désarticulés et les sexes attristés sont autant de figures du mal qu’il faudra pulvériser avant de renaître: «Je vais tourner, marcher, hurler dans un parc, / j’enjambe ce qui meurt, / je lance du pain sec à des oiseaux affamés, / je lance des miettes à l’origine du monde.»

Ces Strange Fruits sont les mêmes que ceux qu’a chantés Billie Holiday d’abord et Nina Simone ensuite; les mêmes qu’a écrits Abel Meeropol dans les années 1930. C’est un fruit étrange qui laisse du sang sur les feuilles et sur les pages. Le recueil de Desgent est un réquisitoire contre l’homme dans lequel la poésie devient évidente et nécessaire, où les vers sont des munitions qui visent à refaire le monde: «Tomber quand les balles, / il a fallu le crâne faire, défaire, refaire, laisser faire. / Naisse le corps puis perce le corps.» L’auteur de Vingtièmes siècles (Écrits des Forges, 2005) poursuit une démarche entreprise il y a plus de vingt ans avec Ce que je suis devant personne (Écrits des Forges, 1994), celle d’éclater le langage pour aller au fond de l’homme et du mal et en puiser une poésie à la fois enragée et violente, mais ô combien maîtrisée.♦

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Jean-Marc Desgent
Montréal, Poètes de brousse
2017, 64 p., 16.00 $