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Avec qui écris-tu ?

pour la suite du monde

J’ai rencontré Yara El-Ghadban le 9 février 2018. C’était à la Maison de la littérature, à Québec, dans le cadre du spectacle Black Black organisé par l’Espace de la diversité (EDLD), en partenariat avec la Table de concertation du Mois de l’histoire des Noir·es de Québec – où je siégeais à titre d’administrateur·rice et de secrétaire.

Étaient rassemblé·es sur scène les auteur·rices Queen KA, feu Alix Renaud (décédé le 11avril 2021), Maya Cousineau Mollen, Sabina Rony, Franck Sylvestre, Jean Morisset, Rodney Saint-Éloi, Frantz Benjamin et Yara, accompagné·es aux percussions par Emmanuel Delly. Nous avions mêlé nos voix à celles des artistes qui nous ont précédé·es et ont pavé notre chemin: Toni Morrison, Maya Angelou, Nina Simone, James Baldwin, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Chinua Achebe, Mariama Bâ, Ahmadou Kourouma et Birago Diop. J’avais donné en lecture Letting Go, d’Angela Davis, ainsi que les ébauches de mon premier recueil de poésie.

La mentore, l’inspiratrice et l’amie

Durant les jours qui ont précédé ce spectacle – le premier événement professionnel auquel j’ai participé –, je me suis senti·e particulièrement stressé·e. Quatre ans plus tard, mes jambes tremblent encore avant que j’entre sur scène et je dois m’arrêter, prendre un moment pour scanner mon corps, constater le niveau de stress, et faire des exercices de respiration jusqu’à ce que mon souffle reprenne sa vitesse habituelle. J’ai appris à chérir cette poussée d’adrénaline et de nervosité qui survient avant chaque lecture publique, conférence ou performance, et à être honnête envers moi-même et envers le public quant à mon état d’esprit sur scène – comme la grande Nina Simone ne cachait rien de sa colère et de sa peine à l’égard de la suprématie blanche et des inégalités raciales dans sa chanson Mississippi Goddamn, écrite à la suite de l’attentat à la bombe d’une église baptiste de Birmingham (Alabama) en 1963, et de l’assassinat, la même année, du jeune activiste Medgar Evers.

N’empêche, à la veille de Black Black, je n’avais pas encore appris tout ça, et j’avais assailli Yara de questions, par courriel et en personne. Ces premiers échanges étaient assurément des signes précurseurs de la relation qui allait naître, car Yara a généreusement continué d’agir à mes côtés en tant que mentore, inspiratrice et amie, en supervisant mon projet de fin d’études au cégep (la conception et la réalisation du spectacle Nos Exils à la Maison de la littérature, au profit du programme d’étudiant·es réfugié·es de l’Entraide universitaire mondiale du Canada), en participant au processus d’édition de mon recueil Cœur yoyo, et en m’invitant à prendre part à d’innombrables spectacles, projets et conférences pendant les années qui ont suivi.

Pour écrire cette chronique, à la fois hommage et réflexion sur des thèmes qui nous habitent tous·tes deux, je me suis replongé·e dans les archives de ces expériences que j’ai pu vivre avec et grâce à elle. J’ai aussi lu Mahmoud Darwich, dont elle m’a fait le cadeau de la découverte, (re)visité les pages du Parfum de Nour et de Je suis Ariel Sharon, et lu Les racistes n’ont jamais vu la mer.

La littérature pour changer le monde

En entrevue au Devoir à la veille de l’attribution du Prix de la diversité Metropolis bleu 2019 à son roman Je suis Ariel Sharon, Yara avait énoncé sa profonde croyance en la capacité de la littérature à changer le monde. Dans Les racistes n’ont jamais vu la mer, elle affirme à nouveau: «Les livres nous donnent des armes pour refaire le monde et nous défendre contre l’imbécillité, l’ignorance, la méchanceté. Les livres nous rendent puissants.» Et quand elle se rappelle la violence et l’invisibilisation vécues par sa famille lors de son arrivée au Canada, racontant le moment où l’agente frontalière, ne trouvant pas la Palestine dans son système électronique, avait déclaré sonpère «sans État», c’est à travers l’écriture d’Eduardo Galeano que Yara trouve la force de dépasser cette violence.

La littérature comme théâtre de nos rencontres

La démarche de Yara, en tant qu’autrice et présidente de l’EDLD, est centrée sur les rencontres: celles qui arrivent grâce aux livres, celles qui ne peuvent arriver que dans les livres, celle qui a lieu entre la plume et le lectorat, tout comme entre les idées. Dans la même entrevue au Devoir, Yara explique qu’une des puissances transformatrices de la littérature réside dans sa capacité à faciliter des rencontres insolites, à stimuler des discussions, et à briser des tabous. C’est d’ailleurs le chemin qu’empruntent ses deux plus récentes œuvres, Les racistes n’ont jamais vu la mer, en invitant au dialogue, et Je suis Ariel Sharon, en orchestrant la rencontre entre la femme-voix et Ariel Sharon, ce qui force l’ancien premier ministre israélien à se poser des questions, peut-être pour la première fois depuis sa naissance.

Ma professionnalisation à titre d’auteur·rice s’est essentiellement faite via l’EDLD, grâce au projet Passerelles, imaginé par Yara et Rodney Saint-Éloi, réunissant depuis 2020 une vingtaine d’artistes racisé·es qui travaillent ensemble, se soutiennent et s’inspirent mutuellement. Par l’entremise de rencontres ponctuelles et d’échanges de courriels, nous discutons des questions qui nous préoccupent, partageons des ressources et offrons une écoute bienveillante ou un regard critique, selon les besoins, sur nos œuvres en chantier.

Je serais ravi·e de voir d’autres institutions culturelles financer les initiatives du genre, qui nous encouragent, artistes marginalisé·es, à élever nos voix et nos récits, et qui nous donnent l’espace, le temps et les ressources pour penser la création.

Comme pour les autres membres de Passerelles, c’est grâce à la littérature que Yara et moi nous sommes connu·es.

Aujourd’hui, je souhaite que les livres soient pour vous l’occasion d’aussi belles et déterminantes rencontres.

 


Laura Doyle Péan a participé à plusieurs productions avec l’Espace de la diversité et avec Les Allumeuses, collectif féministe. Artiste multidisciplinaire, poète et activiste, l’auteur·rice haïtiano-québécois·e de vingt-deux ans s’intéresse au rôle de l’art dans les transformations sociales. Son premier recueil, Cœur yoyo, est paru chez Mémoire d’encrier en 2020, et est finaliste au Prix des enseignants de français 2021.

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