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Autoportrait de l'artiste en jaune canari

Autoportrait de l'artiste en jaune canari

Le récit honnête et franc d’Annie Descôteaux nous fait découvrir une facette de sa création dont ne pouvait témoigner son œuvre picturale.

Beau livre

Le récit honnête et franc d’Annie Descôteaux nous fait découvrir une facette de sa création dont ne pouvait témoigner son œuvre picturale.

Matières premières, de l’artiste en arts visuels Annie Descôteaux, est déjà le septième livre des éditions Le Laps, qui ne cessent d’agrandir de manière originale leur catalogue, et ce, sans faire de compromis esthétiques ni financiers. Face à ces livres de forme presque carrée, réglés comme du papier à musique, nous sommes toujours enthousiasmé·es par les détails qui font l’excellence de cette maison d’édition indépendante: le fini de la couverture, très légèrement texturé; l’inscription sur le premier rabat nous invitant à passer de l’autre côté du miroir; les élégants autoportraits de l’auteur·rice en guise de quatrième de couverture. Ici, en plan large, Descôteaux, crayonnée, cachée derrière une tache turquoise et le regard vif, se dévoile en toute humilité.

«Conquistadors de mon intérieur»

De tous les livres du catalogue du Laps, Matières premières est assurément le moins expérimental. Néanmoins, il jongle habilement avec les canons littéraires en vogue. Il arrime l’intime et l’essai, les listes aux accents postmodernes ainsi que les légères pointes de cynisme envers les institutions. «Je me suis efforcée de consigner, à brûle-pourpoint, l’ambivalence qui s’était emparée de mon esprit depuis la fin de mes études de deuxième cycle universitaire en arts visuels», confie Descôteaux. De la tortue sur CorelDRAW aux autoportraits mélancoliques, en passant par la communauté de tisserandes, l’autrice offre, dans la partie intitulée «Confidences dépareillées», des fragments autobiographiques sur ses débuts en création. Si l’art alimente sa vision du monde, il nourrit aussi ses doutes quant à ses pouvoirs. À ce point névralgique de l’ouvrage se heurtent la sensibilité de l’artiste et l’ambition qu’exigent sans relâche les tenant·es du milieu de l’art, ceux et celles qui «boudent la simplicité de [ses] intentions». Mais Descôteaux refuse la position de victime, préférant poursuivre la construction de «ses châteaux mirobolants» avec «ses couleurs de fille»: «[V]ous n’en voudriez pas de toute manière», rétorque-t-elle, libérée des carcans esthétiques et (plus important encore) héritière d’un regard. Je n’aime pas l’image du créateur·rice distrait·e et rêveur·se, mais force est d’admettre que Descôteaux n’est pas tombée loin de cet arbre. Elle porte attention aux détails, observe et confirme que c’est l’artiste qui crée le regard et «tire [sa] force du royaume des couleurs et des objets».

Dans la couleur opaque

Si vous cherchez un texte puissant qui scrute de haut, façon MIT Press, les pratiques artistiques contemporaines, eh bien, il faudra aller voir ailleurs. L’œuvre n’est pas sans faille; comme les surfaces que travaille Descôteaux, l’écriture possède «quelques échardes, ou une poussière qui se pose / [r]ien d’absolu», où «réside un rapport alchimique au monde». C’est mélancolique, bien que ça ne manque jamais de mordant. Les couleurs qu’on retrouve dans les collages, les peintures et les sculptures «rétro-pop» minimalistes respirent. Toujours joueuse et un brin revendicatrice, l’artiste, dans les sections suivantes, poursuit son exploration à travers le «prisme désobéissant de l’art qu’elle entend exercer». Matérialiste, proche du monde sensible et physique des phénomènes, elle met aussi en évidence la nécessité d’une pensée féministe.

Collections

La partie «Bloc-notes», centrée sur les réflexions esthétiques et matérielles de Descôteaux, mobilise son expérience artistique et propose des pages concises d’abstraction, admirables comme des in situ; de petites sculptures en taille directe; une collection qui trahit une voix douce, sérieuse et grave par moments. Ce serait une faute de goût si je ne mentionnais pas la brillante traduction de Simon Brown, qui occupe l’autre moitié de l’ouvrage. Les Matières premières, qu’il traduit par Raw Materials, confèrent une tonalité fort riche aux écrits de l’artiste, rappelant leur dimension crue et sans concession. Lassée de l’art «même pas rebelle» monnayé par un système patriarcal, l’autrice n’est toutefois pas désillusionnée, ce qui aurait pu insuffler une touche amère au livre. Elle garnit plutôt sa palette de «jaune canari» ou de «mauve orchidée», et «barbouillée, [elle] joui[t] à l’idée de désobéir à [ses] propres règlements».

Matières premières est finalement le récit d’une liberté à gagner à tout prix face aux embûches de l’institution, mais également à ses propres entraves. On referme le livre, «Pouf! Disparue», comme l’évoque le rabat de la quatrième de couverture. Voilà l’humilité de l’artiste derrière son œuvre, qui disparaît de manière aussi hypnotique et belle qu’une bulle de savon.

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Article au format PDF
Annie Descôteaux
Traduit de l'anglais (Canada) par Simon Brown
Montréal, Le Laps
2021, 114 p., 18.00 $