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2020_les écrivains et l’argent_

Dossier

La possibilité d’écrire, pour moi, vient à la fois de mon accès à l’argent et de mon manque d’accès à l’argent. Je n’ai jamais eu peur d’être à la rue, j’ai donc de mon plein gré créé des situations, ou laissé des situations se développer, qui m’ont conduite là où ma curiosité voulait aller, ce qui, souvent, est en sens inverse du chemin qui mène vers l’argent. Je subviens moi-même à mes besoins de base, mais j’ai le coussin familial de la classe moyenne: un billet d’autobus Greyhound pour rentrer à la maison à Noël, une avance sur la voiture, une partie du loyer ou une séance de thérapie ici et là. Je n’ai pas suivi le parcours qui m’aurait été accessible vu ma sociodémographie, soit celui des études universitaires. Je voulais trouver des moyens de vivre sans argent, contre l’argent, à l’extérieur de la logique capitaliste. Je ne voulais pas passer toute ma vie à travailler pour moi seulement, je ne voulais pas être exploitée par un patron, je n’aspirais pas à exploiter les autres. Je ne voulais et ne veux toujours pas hausser les épaules devant l’État policier se mobilisant pour défendre le droit des riches d’exploiter les pauvres. Je me suis fondue à un groupe de gens qui pensent comme moi. Je consignais ce que je voyais sous forme de poèmes dans mes cahiers.

Je me rappelle un camarade qui m’a un jour déclaré qu’il détestait ce que j’écrivais, parce que c’était beau.

Les autres l’avaient trouvé dur, dogmatique, ridicule. Mais moi, ça m’est toujours resté. Encore aujourd’hui, je me demande s’il a vu en moi une traîtresse, quelqu’un qui traîne dans le milieu anticapitaliste pour prendre des notes, que je transformerais un jour en produit, en livre.

Toute ma vie, j’ai pris des risques au nom de ma soif d’indépendance, d’aventure, d’écriture. Mon parcours n’a jamais été stratégique, au sens carriériste du terme, mais il m’arrive de me dire que j’ai bien joué mes cartes. Je n’ai pas de dettes étudiantes, et du même coup j’ai vécu autre chose que l’université, ce qui me donne de la matière pour écrire. Mes parents ont été là pour moi et le sont encore.

Et pourtant, je suis tout le temps angoissée.

Je ne connais pas la situation financière de tous les gens que j’ai rencontrés dans le milieu de la littérature depuis trois ans, mais je sens que nous sommes plusieurs à vivre au-dessus de nos moyens. Avant d’être publiés, nous rêvions de l’être. Une fois notre nom étampé sur la couverture d’un livre, nous pourrions passer tout notre temps à écrire, nous aurions l’écriture comme profession, croyions-nous. Mais finalement, le soulagement que procure la lettre d’acceptation d’une maison d’édition est de courte durée. Nous découvrons que la publication d’un livre n’est pas la fin, mais le début d’un processus, comme une invitation à se faire décortiquer: quelle est ta formule, quelle est ton intention, qui es-tu, quelle est ta cause, à qui t’adresses-tu; c’est à nous de faire mousser, de donner, encore donner, donner comme si ce deuxième acte de la littérature, la prestation devant public qui vient après la publication, était bien rémunéré, alors que nous ne sommes pas payés, ou si peu. Il s’installe, pour l’écrivaine qui a un peu de succès, une confusion entre son capital culturel et son capital tout court. Tu peux te rendre à Radio-Canada au milieu de la journée et faire une entrevue, n’est-ce pas? Tu peux payer ton gaz pour aller au Salon du livre de Québec et te faire rembourser dans six mois, n’est-ce pas? Non, je ne peux pas, et toi non plus, mais on le fait quand même, on prend du retard sur nos paiements de carte de crédit, parce que ça fait partie de la game de faire énormément d’autopromotion.

En ce moment, j’ai un enfant d’un an qui va à la garderie, j’écris deux ou trois jours par semaine et j’ai un emploi alimentaire à temps partiel. J’écris mille mots par jour, mais ce n’est pas assez, je sens que ce n’est jamais assez, je n’arrive pas à me plonger dans mon écriture, je suis fatiguée, la solitude me terrasse. Quand je suis au travail, je suis consciente des heures qui passent où je ne suis pas en train de travailler les textes que j’ai à écrire. Je dépends du salaire de mon chum, qui trime dur, et ça fait que je me sens la responsabilité de faire beaucoup de tâches ménagères et de me lever la nuit pour consoler notre bébé. J’ai pris des contrats avec des magazines récemment parce que ça fait plus de deux ans que j’ai publié mon premier livre et que je veux m’accrocher à quelque chose qui confirme que je suis encore une autrice, mais quand je travaille sur les articles, je suis frustrée de ne pas avancer sur un projet de livre. Quand je vais bien, je peux en rire, et me dire que c’est le début, que c’est comme ça les débuts de carrière, que c’est comme ça avoir des enfants, et qu’un jour je serai sage, calme, aisée, et que tout ça me fera sourire en coin. Mais quand je ne vais pas bien, je décide que ça ne peut pas continuer. Il y a des gens qui ont les nerfs pour ça, me dis-je, et je ne pense pas que j’en fais partie. Tant qu’à travailler, je vais travailler en échange d’un revenu.

Écrivains et argent

Je me retrouve, une fois tous les six mois, sur internet, à la recherche d’un revenu stable et de conditions de travail décentes. Je consulte des sites web comme «arrondissement.com» et «le grenier aux emplois» et m’imagine intervenante sociale ou traductrice — des emplois qui me semblent, alors que je suis dans mon délire, tout à fait dans mes cordes. J’envoie des cv et, évidemment, je n’obtiens pas ces emplois pour lesquels je ne suis pas qualifiée. Je vais sur le site de l’UQAM. Plusieurs diplômes me sont alléchants, la perspective de suspendre l’écriture pendant quatre ans me rebute et me paraît trop risquée. Six ans sans rien publier, c’est long. Et si on m’oubliait? Moi qui avais d’abord songé à publier anonymement, je suis apparemment devenue quelqu’un qui ne veut pas qu’on l’oublie.

Sur mon ordinateur, dans un dossier nommé «cvetc.», il y a soixante-treize documents, qui portent des noms comme «2014_StéfanieClermont_cuisine», «2015_StéfanieClermont_réceptionniste», «2016_StéfanieClermont_sous-titrage». Il y a des documents que je n’ai aucun souvenir d’avoir créés et qui me font rire jaune quand je les retrouve en préparant l’écriture de ce texte, comme «lettre d’intention entretien ménager» et «Candidature spontanée YMCA».

Si je devais composer un cv qui n’aurait pas de destinataire précis, un cv ultime, honnête, il s’étendrait sur plusieurs pages et aurait une dizaine de sous-catégories. Je ne distingue pas les emplois rémunérés du bénévolat, car les emplois rémunérés que j’ai eus font peu de poids dans ma candidature. En revanche, j’ai fait beaucoup, beaucoup trop de bénévolat.

Tout ce que j’ai appris à faire depuis dix ans, je l’ai appris en travaillant gratuitement. Radio, montage sonore, reportage, traduction. Je sais le faire parce que je l’ai fait; je ne suis pas la meilleure parce qu’il m’a toujours fallu abandonner le travail gratuit au profit d’un emploi lambda. Je ne suis pas en mesure de me trouver un emploi dans ces domaines parce que mon expérience ne s’ajoute à rien, les employeurs n’ont aucune raison de me préférer à un autre candidat qui a toutes les mêmes expériences en plus d’un diplôme durement gagné. Qu’est-ce qu’il me reste? Il me reste l’écriture, vers laquelle j’ai sûrement, si on commence à compter à partir de mes journaux intimes de l’école primaire, mis les fameuses dix mille heures de pratique nécessaires, selon Malcolm Gladwell, à devenir un expert. Je ne vis pas de mon écriture, mais je peux me dire que ça s’en vient. Comme il est maintenant dans l’ordre du possible que quelqu’un décide de me payer pour être moi-même, je garde une attitude positive et traite ma vie comme de la matière, quelque chose à embellir, à emballer et à publier. De retour à ma table de travail, à mes manuscrits, je ne compte pas les heures. Quand mon chum rentre à la maison, je suis à la fois jalouse de son salaire et honteuse d’avoir passé la journée à «faire ce que j’aime».

Je n’aime pas les entreprises et je n’aime pas penser que je suis une entrepreneure, mais les artistes sont toujours un peu des entrepreneurs, et aussi des produits. Comme un enfant traîné dès l’âge de trois ans dans les cours de violon, ou un adolescent joueur de basket qui s’entraîne jusqu’à atteindre un niveau professionnel pour une équipe collégiale, je travaille sans arrêt à augmenter ma valeur. Je suis l’inventeur de moi-même, mais est-ce que je peux vendre mon brevet? Ou est-ce que mes entraîneurs vont faire de l’argent sur mon dos et écrire des lois stipulant que je n’ai pas le droit d’être rémunérée? Est-ce que mes parents vont se rendre compte, dans dix ans, qu’il y a des milliers d’autres enfants, comme moi, qui jouent du violon à s’en rendre malades, et que parmi nous, une poignée seulement vont devenir musiciens professionnels, et un, ou deux, seulement soliste international1?

Impossible de le savoir. Impossible de prédire si oui ou non, on va vivre de son art. C’est une tombola qui peut rendre malade, mais qui a quelque chose d’idiot, un peu comme l’affirmation de 34% des Canadiens qui déclarent que leur plan de retraite, c’est gagner à la loterie2.

Samuel Beckett a dit qu’il écrivait parce qu’il ne savait rien faire d’autre. Je pense que pour beaucoup d’écrivains, dont moi, «ne rien savoir faire d’autre» est une prophétie autoréalisatrice. Avant de penser à faire de l’argent, on écrivait, on a donc appris à écrire. Et puis, la littérature nous a tant habités qu’on n’a pas appris grand-chose d’autre. Un jour, on a décidé d’essayer d’écrire professionnellement, car sinon, on n’aurait plus le temps d’écrire. Dans tous les autres emplois que j’ai occupés, j’ai appliqué une philosophie à la Bartleby, faisant juste assez bien mon travail pour que le patron n’ait rien à redire, mais n’acceptant surtout pas ses invitations à prendre le bien-être et l’avenir de la compagnie à cœur. Je ne peux pas faire ça avec l’écriture. Si je veux la bourse, il faut que mon projet soit meilleur que les autres. Pour que mon projet soit meilleur que les autres, il faut que j’y mette du temps. Si je veux avoir du temps à y mettre, je ne peux pas travailler quarante heures par semaine dans un tout autre domaine. Ou peut-être que oui? Est-ce que je devrais essayer? Est-ce que je devrais m’inscrire comme étudiante au cégep? Est-ce que je devrais écrire seulement par amour, comme avant, dans mes cahiers? Non, Stéfanie, non! Publie un autre livre! Écris-tu en ce moment? Je sais que tu es occupée avec le bébé, mais… écris-tu en ce moment?

La société moderne est l’autrice du concept de «l’artiste», cet être noble et ignoble qui développe son ego et qui le met en vitrine, qui accumule des preuves de ses accomplissements pour mieux se vendre, puis essaie de se forcer à vivre à l’extérieur du regard des autres pour être lui-même celui qui regarde le monde, dans l’espoir d’en extraire une matière à raffiner et signer. Comme il fait tout ça tout seul, il a de bonnes excuses de ne rien foutre d’autre. Il était, jusqu’à la fin du XXe siècle, l’aboutissement de la civilisation, du capitalisme: une chance que tout ça existe, que l’artiste peut manger au restaurant, boire du café, prendre l’avion, voir le monde, se promener, vivre tout seul dans la métropole, ne penser qu’à son art. Il se croyait damné et marginal, mais, depuis sa marge, il justifiait mieux que quiconque la domination et la captivité de tous ceux, végétaux, animaux, humains, qui travaillaient, souffraient et mouraient pour que lui puisse créer. Mais aujourd’hui, le libéralisme est allé encore plus loin: les habitants des pays riches, qu’ils aient ou non de l’argent, sont tous des artistes. Le capitalisme est entré dans la phase de la performance et de l’anxiété constante. La subsistance est là, à portée de la main; mais elle est conditionnelle. Il ne suffit pas de travailler. Il faut y mettre son âme. Il faut être inspirant. Il faut être fort. Il faut gérer son corps, sa vie, ses émotions, son budget, tout ça sans communauté, et si on n’y arrive pas, si l’anxiété et la dépersonnalisation sont trop grandes, le constat psychologique est que l’individu a un problème, qu’il n’arrive pas à devenir adulte. Et chacun croit que tout le monde s’adapte bien, sauf lui. L’anxiété est le secret public de cette phase du capitalisme, comme l’explique l’Institute for Precarious Consciousness dans son excellent texte, We Are All Very Anxious3. Et comme la communication elle-même est presque entièrement récupérée par ses plateformes, même dans les milieux anticapitalistes, il est rare de trouver un endroit où parler, où écrire, librement, sans avoir l’impression d’être jugé, évalué, en entrevue pour un emploi ou une opportunité quelconque.

«Vendre son âme» a déjà été une phrase connotée négativement. Aujourd’hui, elle a plutôt une tonalité féministe, résiliente. Je ne m’identifie pas au système hiérarchique traditionnel des emplois stables, qui me rejette de toute façon. J’applique donc du maquillage, je mets ma webcam en marche et je fais face à l’austérité avec brio. J’enregistre une chanson qui, regarde donc, a été visionnée tant de fois qu’une compagnie m’offre de l’argent pour annoncer son produit. Je peux être fière de vivre de mon art; mais je ne me reposerai pas, car ma motivation demeure la précarité, et non le simple désir de chanter.

Au sein du genre de communauté dont je veux faire partie, il n’est pas attendu que nos amis, voisins, cousines, soient les meilleurs. Les membres d’une communauté s’aiment parce qu’ils se connaissent, parce qu’ils passent du temps ensemble, parce qu’ils sont au même endroit et vivent des choses ensemble. Dans le régime capitaliste contemporain, des algorithmes déterminent pour nous les gens que nous devrions ajouter à nos listes, des «amis» qui sont aussi des «contacts» qui sont aussi des gens qui pourraient soit nous embaucher, soit devenir nos employés. Comme nous ne connaissons pas les gens qui forment aujourd’hui nos «communautés», nous sommes tous remplaçables. Le but de l’amitié n’est pas l’amitié, mais le succès. Il est facile de trouver une personne qui chante encore mieux, qui écrit encore mieux. La course, non seulement la course à la survie, mais celle à l’amitié, à la légitimité, au simple sentiment d’exister, se déroulent entre ceux qui travaillent le plus fort. L’argent, s’il y en a, viendra à la toute fin. En attendant, il faut faire semblant que de toute façon, l’argent nous importe peu, et que même le regard des autres nous importe peu. On fait ce qu’on fait par amour, parce qu’on est un artiste dans l’âme.

Aujourd’hui, l’écrivain est distrait, vaguement critique, surtout triste. Il se dit chanceux de faire ce qu’il aime, c’est-à-dire qu’il sait que son rôle au sein du capitalisme est loin d’être le plus pénible, et il s’en veut de souffrir.

Est-ce que les choses peuvent changer? Oui. Je pense que oui. Mais il faut que le secret public soit brisé. Il faut rompre avec la tendance à tout voir par la lorgnette de la psychologie. Le capitalisme voudrait nous prendre toutes nos heures, en plus de contrôler nos mouvements, restreindre nos relations avec les autres formes de vie, empêcher notre autonomie. Il faut du courage pour admettre que nous en souffrons. L’écriture peut être une forme de résistance, une puissance nous ramenant à notre profondeur, notre colère, notre histoire, nos relations, nos vérités et nos mystères. À la fois secrète, amoureuse et bouteille à la mer. Je voudrais d’une écriture qui ne soit ni bonne, ni mauvaise, mais sincère, éclairante et cathartique. Il faudrait, pour accueillir cette écriture-là, créer des espaces désaliénés. Des espaces où l’on se rencontre, pas pour faire du réseautage, pas pour se filmer, pas pour se faire un nom, pas pour s’applaudir — mais pour se rencontrer. Il faudrait partager ce qu’on a, voler ce qui nous manque, lutter pour se saisir de nos vies. L’argent demeurera un problème tant que nous vivrons sous le règne du capitalisme. Mais la colère et l’humour ont meilleur goût que l’anxiété et le syndrome de l’imposteur. Il n’y a pas de pureté et pas de solution individuelle. Tout en organisant nos vies selon la probabilité que le capitalisme ne s’effondre pas demain, je crois qu’il y a moyen, viscéralement, de refuser notre rôle, d’abandonner l’espoir d’être sauvés par le succès, de garder l’écriture, précieusement, pour nous, et de détruire les écrivains.


Stéfanie Clermont est née à Ottawa en 1988. Elle est l’autrice du recueil de nouvelles Le jeu de la musique, publié au Quartanier en 2017. Elle vit à Montréal.

  • 1. Malcolm Harris, «How to Make a Virtuoso Violoniste», The New Republic, 21 octobre 2015.
  • 2. Graham F. Scott, «34% of Canadians plan to retire by winning the lottery», Canadian Business, 30janvier 2014.
  • 3. Intistute of Precarious Consciousness, billet de blogue du 4 avril 2014.
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