Aller au contenu principal

Voyance et théorie littéraire en équilibre

13 août 2020 |
Roman
Voyance et théorie littéraire en équilibre

Un délicieux mélange : une quête amoureuse inspirée par les révélations d’une voyante et une réflexion théorique sur l’autofiction. Un récit aussi jouissif pour le cœur que pour l’intellect.

Sophie Létourneau
Saguenay, La Peuplade
2020, 216 p., 21.95 $

Un délicieux mélange : une quête amoureuse inspirée par les révélations d’une voyante et une réflexion théorique sur l’autofiction. Un récit aussi jouissif pour le cœur que pour l’intellect.

Je me suis demandé un instant : « Pourquoi écrire sur un livre qui a déjà tant fait parler de lui depuis sa parution cet hiver ? » La réponse est simple : parce que l’enthousiasme qu’il suscite est absolument justifié. Chasse à l’homme, de Sophie Létourneau (également chroniqueuse à LQ, ndlr), est une démonstration habile que rien n’est trop léger lorsqu’on sait l’aborder avec doigté et le mettre en récit dans une prose incarnée ; que l’intelligence et la sensibilité ne transparaissent pas seulement dans le choix du sujet, mais dans son traitement.

Pour son troisième roman, la professeure de littérature à l’Université Laval, qui a consacré sa thèse de doctorat à Roland Barthes, se lance dans une quête intuitive et farfelue. Inspirée entre autres par la démarche de l’artiste Sophie Calle, elle consulte une voyante, qui lui indique les étapes à suivre pour rencontrer « l’homme de sa vie ». S’ensuit, dans une forme fragmentée redoutablement efficace, une quête à la fois amoureuse et littéraire : « Il y a toujours eu cette idée qu’avec le prochain amoureux viendrait le prochain livre. »

Entre Montréal, Québec, Paris et le Japon, la narratrice traque chez les hommes qu’elle rencontre les indices divulgués par la voyante. Toutefois, ces informations ne sont que des outils pour l’élaboration de son propre récit : « La voyante offre une expérience fragmentaire. À partir de détails incongrus, de bouts de phrases, on se bricole une histoire qu’on voudrait plus lisse qu’elle ne l’est. Comme une tasse dont on aurait recollé les morceaux. » Sans le dire aussi explicitement, Létourneau rappelle que la littérature sert magnifiquement les histoires d’amour – et inversement : « On aime toujours un monde en l’autre, et à travers toi, c’est la littérature que j’aime. Les livres qu’on écrit. Sa force d’enchantement. Tous les mondes en elle. »

Repousser les limites de l’autofiction

Un des éléments franchement réjouissants de Chasse à l’homme est que ce livre parle de littérature, mais qu’il n’exclut personne. L’intertextualité s’avère foisonnante et assez explicite pour que les lecteur·rices moins familier·ères avec les œuvres référencées puissent s’y retrouver. Le roman met également en scène le milieu littéraire québécois, ses lieux, ses protagonistes. Tout le monde – à quelques notables exceptions près : des hommes qui ont fait à l’autrice, au fil des années, des propositions plus que discutables – y est nommé.

Létourneau situe aussi son récit par rapport à ses ouvrages précédents. On comprend que ce qu’on est en train de lire, Chasse à l’homme, est le livre qu’elle n’a pas réussi à rédiger lorsqu’elle a écrit Chanson française (Le Quartanier, 2013). Pourtant, si l’on en croit ce que j’affirmais à propos de ce dernier titre dans le numéro 152 de Lettres québécoises – « Même lorsque les sentiments les plus doux et les intentions les plus nobles sont réunis, parfois, l’amour, c’est aussi une question de timing » –, Létourneau n’était pas si loin de son but. Le niveau de difficulté supplémentaire de Chasse à l’homme, si on compare cet opus aux œuvres précédentes de l’écrivaine, c’est qu’il interroge le rapport entre le roman et sa vie : « L’autofiction dit : ce qui se passe dans le livre ne restera pas dans le livre. Ce que vous lisez sera bientôt inoculé dans la réalité. »
 
Avec Chasse à l’homme, Létourneau confirme son talent pour nommer les palettes de l’intime. Sa plume décrit fort bien les quêtes importantes comme le frivole. Elle embrasse tout avec la même intelligence pour rendre compte d’une existence faite de contrastes, de surprises, et d’un destin provoqué grâce à la littérature. Son œuvre est aussi un magnifique hommage à l’homme qu’elle aime, mais également aux amours qui se dressent devant nous après les multiples déceptions, blessures et insatisfactions.

Nous aussi, nous surfons sur les frontières poreuses entre le réel et le littéraire. Lorsque ce dernier prend des formes à ce point sensibles et intelligentes, il nous aide un peu à vivre.

Roman