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Le billet de la rédac chef

21 février 2022 | Le billet de la rédac chef
février 2022 : Edem Awumey
Photo: Jean-Marc Carisse

Huit fois par année, notre rédactrice en chef consacrera quelques lignes à l'ensemble de l'œuvre d'un auteur ou d'une autrice d'ici dont elle a fait la découverte, ou dont elle juge que le travail devrait être davantage connu... Voici donc le premier "Billet de la rédac chef" !

Photo: Jean-Marc Carisse
février 2022 : Edem Awumey

Huit fois par année, notre rédactrice en chef consacrera quelques lignes à l'ensemble de l'œuvre d'un auteur ou d'une autrice d'ici dont elle a fait la découverte, ou dont elle juge que le travail devrait être davantage connu... Voici donc le premier "Billet de la rédac chef" !

 

La voie ferrée aujourd’hui inutilisée coupe le marché en deux, tel un violent coup de lame sur la joue, la terre. Le pays est une joue traversée par un méchant coup de lame, il en porte la cicatrice comme un refus de l’oubli.

Edem Awumey, Port-Mélo

 

*

 

La lettre d’information des éditions du Boréal est arrivée dans ma messagerie. On y annonçait les nouveautés du début de 2022. Mon regard s’est arrêté sur l’image d’une couverture. Noces de coton, d’Edem Awumey.

— Tiens… Un nouvel auteur ? ai-je pensé avant de lire la notice biographique.

Pas du tout. Noces de coton est son sixième roman.

Originaire du Togo, Edem Awumey a vécu quelques années en France avant de s’installer à Gatineau en 2005. En 2006, Port-Mélo paraît chez Gallimard et remporte le Grand prix littéraire d’Afrique noire. Les pieds sales, publié en 2009, a figuré sur la liste préliminaire du prix Goncourt.

Edem Awumey.

Comment pouvais-je ne pas connaître ce nom ?

Après Port-Mélo, Les pieds sales et un essai, Tierno Monénembo : le roman de l’exil paraissent Rose déluge, Explication de la nuit, Mina parmi les ombres, finaliste au Prix du Gouverneur général dans la catégorie Romans et nouvelles, et Noces de coton.

Comment pouvais-je ne connaître aucun de ces titres ?

 

*

 

J’ai commandé Port-Mélo, difficile à trouver au Québec, chez un libraire d’occasion français. En l’attendant, j’ai ouvert Les pieds sales.

J’écris ces lignes en écoutant une compilation musicale de mon cru. Elle entremêle Kind of Blue, de Miles Davis, avec les trames sonores des films I Am Not Your Negro (Alexei Aigui) et If Beale Street Could Talk (Nicholas Britell). Je voulais retrouver quelque chose de ce que j’ai vécu en entrant dans mon premier Edem Awumey. Je voulais vous le raconter, portée par des musiques évocatrices de ce qui a résonné en moi quand j’ai rencontré le Paris d’Edem Awumey, sa nuit, son jazz et Askia, un héros camusien à qui mon imagination prêtait tantôt les traits de James Baldwin, tantôt ceux de Franz Fanon.

Après avoir erré avec sa famille depuis le Sahel (dont il a fui la sécheresse et la pauvreté) jusqu’aux Trois-Collines (où la vie misérable rappelait celle des bidonvilles), Askia est devenu un taximan taiseux à Paris.

Un jour, Olia monte à bord. Elle trouve que son chauffeur est le portrait craché d’un homme qu’elle a photographié autrefois. Pourrait-il s’agir de Sidi Ben Sylla, le père évaporé qu’Askia est justement venu chercher en Europe ?

Olia invite Askia chez elle, où elle tente, en vain, de retrouver la photo – cliché disparu d’un homme disparu, la photo semble entretenir un rapport particulier avec son modèle et avec la réalité… comme toutes les photos d’Olia, d’ailleurs.

 

Le mur au-dessus de la télé supportait une autre photo qu’il trouva assez belle. Elle représentait un cabaret avec son bar, ses chaises hautes, deux femmes et un homme debout avec chacun une cigarette au bout des doigts et la fumée qui couvrait les têtes. Le petit groupe entourait des musiciens. Il reconnut Duke Ellington dans l’homme assis au piano et tiré à quatre épingles, et Louis Armstrong accoudé au piano et chatouillant sa trompette. Il se dit que, chaque soir, son hôtesse devait assister au concert de Louis et du Duke. Elle devait, à l’heure précise où débutait le concert, s’asseoir sur son sofa face à la photo et écouter, savourer les sons qui s’échappaient du papier glacé sur le mur.

 

Je ne vous dirai pas si Askia et Olia retrouvent la photo, ou Sidi Ben Sylla. Mais je vous dirai ceci : j’ai erré avec le héros dans les rues d’une Ville Lumière fantomatique et étrangement familière, à la recherche du disparu, qui, comme c’est souvent le cas chez Edem Awumey, semble revenir dans différents corps, sous différents traits, par une série de réincarnations dont on ne sait si elles sont le fruit de l’esprit du héros, halluciné à force de chercher, ou de son regard extralucide qui sait voir les disparus derrière les apparences — derrière le flou du temps qui, lui aussi, a fui.

 

*

 

J’ai refermé Les pieds sales, bouleversée par cette musique, ces figures, cette voix. J’ai pris le roman suivant, puis le suivant. Entre-temps, Port-Mélo a fini par arriver par la poste. Je l’ai lu aussi.

 

*

 

Kerim, le héros de Mina parmi les ombres, un autre marcheur – qui a quitté son pays d’Afrique pour le Québec –, est lui aussi photographe. Son père, qui lui a transmis cet art, l’a néanmoins mis en garde contre son double pouvoir : à la fois mentir et mieux dire la vie que la vie elle-même.

Noces de coton se passe pendant une exposition de photos organisée en grande pompe par l’État, qu’un cultivateur de coton ruiné perturbe pour révéler combien une œuvre « documentaire » perpétue des mensonges – ceux du Pouvoir.

Il y a aussi la peinture, les graffitis, le théâtre. J’aurais mille exemples à donner sur la rencontre entre les autres arts et la littérature dans l’œuvre d’Edem Awumey. Je pense notamment à Explication de la nuit. L’art y est outil de résistance, de révolte, il peut aider à vivre, mais aussi mener l’artiste à sa perte, causer sa chute. « Ceux qui ne deviennent pas fous font une musique ou des livres », dira Koli, le codétenu du jeune Ito, le héros incarcéré dans un camp pour avoir participé à la distribution de tracts poétiques contestataires dans la ville et fait du théâtre avec ses amis.

 

*

 

Le désir d’échapper aux sociétés détruites par le colonialisme, le capitalisme, la cupidité occidentale et mondiale revient dans les six romans d’Edem Awumey. Leurs héros doivent s’en aller pour survivre et peut-être, aussi, pour mieux savoir d’où ils sont partis, où ils vont.

Rose Lafayette (Rose déluge) fuit dans la démence et dans une Nouvelle-Orléans fantasmatique – destination vers laquelle elle aura enfin l’occasion de s’envoler post-mortem, ses cheveux et ses ongles dans une boîte entre les mains de son neveu Sambo.

Dans Explication de la nuit, Ito partira, après son incarcération, pour le Québec, où il viendra mourir, trop jeune, d’une maladie incurable.

La Mina que Kerim tente de retrouver au pays natal a disparu parmi les ombres, dans les replis d’un monde dévoré par des extrémismes religieux, dont la violence et la rivalité semblent nourries par ceux que cela arrange de voir les gens misérables s’entredéchirer. Comme le dit Shara, une amie, au héros :

 

On donne de plus en plus dans les actes extrêmes, violents. La question, c’est : qui tire les ficelles de ces bourricots armés de machettes et de gourdins ? On parle aussi de financiers du Moyen-Orient qui paient pour qu’on serve aux jeunes un certain discours. La pauvreté nous rend perméables à bien des choses, n’est-ce pas ?

 

Pris en otage par Toby, cultivateur ruiné et révolté, dans le musée qui abrite une exposition photographique aux relents propagandistes sur les paysans, le narrateur de Noces de coton a fui, lui aussi, la misère de sa contrée d’origine et s’est embarqué pour l’Europe… Paradoxalement, il parcourt le monde et en témoigne dans des articles fouillés, brillants, empreints d’empathie – sans pour autant trop s’en approcher, et surtout, sans la vivre lui-même.

Mais raconter, lorsqu’on en a les moyens, n’est-ce pas une autre façon de s’engager ? Faut-il témoigner ou agir ? Les deux se valent-ils ? Les deux ne valent-ils rien ?

Je n’oublierai pas de sitôt ces mots du journaliste à Toby, qui, sur le point d’être arrêté, menace de s’immoler :

 

[A]vec ton geste, ton corps en feu, nous aurions eu notre révolution, le Parti des planteurs serait né de tes restes calcinés et serait devenu très puissant, influent. Les premiers mois, les gens de la terre auraient cru à ce qu’il aurait défendu au Parlement, un discours tout vert et bourré d’humanisme… Cependant, bien vite, au fil de compromis, renoncements, compromissions et magouilles, le discours vert aurait perdu de son éclat, de sa fraîcheur, de son mordant pour au final approuver les classiques rhétoriques et pratiques néolibérales, les anciens planteurs devenus politiciens de carrière surveillant désormais d’un œil inquiet et tremblant de tous leurs membres l’évolution de leurs placements en Bourse, rusant à qui mieux mieux pour planquer leurs avoirs là où le bon Dieu lui-même ne les trouverait pas, pendant que le vent du désert sahélien finirait d’éroder ton reste de plaque ou de buste de mauvais métal.

 

Quoi qu’il en soit, le héros comme Toby le savent : « rester debout ne suffit pas ». Par-delà ce constat implacable et la révolte désespérée de Toby, il y a Edem Awumey qui sait que par la littérature, on peut donner vie à l’un comme à l’autre, les montrer se faisant face et faisant face au monde. La littérature permet de penser ces enjeux dans toute leur complexité, d’envisager ce qui peut être espéré, rêvé, risqué, perdu. Et imaginé.

 

 

Sources

Barry Jenkins, If Beale Street Could Talk, d’après le roman de James Baldwin, Annapuma Pictures, 2018.

Raoul Peck et James Baldwin, I Am Not Your Negro, Magnolia Pictures, 2016.

Miles Davis, Kind of Blue, Columbia, 1959.

 

Livres d’Edem Awumey

Port-Mélo, Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2006.

Tierno Monénembo : le roman de l’exil, Berlin, WVB, 2006.

Les pieds sales, Montréal, Boréal, 2009

Rose déluge, Montréal, Boréal, 2012

Explication de la nuit, Montréal, Boréal, 2013

Mina parmi les ombres, Montréal, Boréal, 2018

Noces de Coton, Montréal, Boréal, 2021

 

Photo d'Edem Awumey par Jean-Marc Carisse