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Laisse-moi t’aimer

23 juin 2020 |
Théâtre
Laisse-moi t’aimer

Marie-Claire Marcotte brosse dans Flush le portrait mystérieux d’une poignante famille recomposée, d’un clan de désillusionnés qui ne manquent pourtant pas de ressort, d’êtres en pleine reconquête d’eux-mêmes. 

Marie-Claire Marcotte
Ottawa, L’Interligne
2020, 176 p., 17.95 $

Marie-Claire Marcotte brosse dans Flush le portrait mystérieux d’une poignante famille recomposée, d’un clan de désillusionnés qui ne manquent pourtant pas de ressort, d’êtres en pleine reconquête d’eux-mêmes. 

Après Peau, publié à L’Interligne en 2016, Marcotte faisait paraître, en février dernier, à la même enseigne, Flush, sa plus récente pièce, qui devrait être produite en 2021 par la Troupe du Jour de Saskatoon et par le Théâtre français de Toronto.

Il y a quatre chaises

Cette chronique familiale aigre-douce présente, en vingt-sept courtes scènes, quatre personnages qui s’efforcent de camoufler leur désespoir en cultivant un humour plutôt sombre. Dès la première scène, Corinne loue une chambre dans la « toute petite maison délabrée » de Marthe, une dame dans la soixantaine partageant un appartement à l’étage avec La Petite, douze ans, et son père Fred, la quarantaine. Jusqu’à la fin de la pièce, le mystère plane sur la réelle identité des personnages et sur la véritable nature de leurs liens. On comprend que Corinne est en quelque sorte en fugue, qu’elle a laissé derrière elle un conjoint et un travail pour s’accorder un peu de répit, atteindre une forme d’équilibre, trouver quelques réponses aux questions qui la taraudent, notamment en revisitant certains des épisodes douloureux de son passé.

Entre la maisonnée et la nouvelle pensionnaire, l’atmosphère se réchauffe peu à peu, la confiance gagne du terrain, un apprivoisement s’opère, lentement mais sûrement. Le plus beau personnage du clan, à la fois complexe et attachant, est sans nul doute La Petite. Employant un vocabulaire riche, posant un regard lucide sur le monde qui l’entoure, elle collectionne les sauterelles mortes, se passionne pour la musique électronique et caresse même le rêve de devenir DJ. Par la bouche d’aération menant à la chambre de Corinne, La Petite chuchote :

J’aime quand même ça quand quelqu’un vit en bas. Sauf que j’aimerais quelqu’un d’extraordinaire. Quelqu’un qui peut m’empêcher de tout casser. Qui me laisse un beau gros sac de bonbons dans une place secrète juste pour moi. Qui peut m’apprendre à me défendre des méchants à l’école. Qui vient me voir si elle m’entend pleurer. Qui sait comment me serrer fort, fort quand je crie.

À vrai dire, tous les personnages de la pièce ressentent de la détresse. Ce sont des mal-aimés, des laissés-pour-compte formant une famille recousue. Marthe regrette la vie qu’elle n’a pas eue : « Je me serais acheté une grosse maison rose pastel. J’aurais joué au bingo avec mes amies. J’aurais gagné. Je serais au bord de la piscine ; un nouveau drink dans la main à toutes les cinq minutes. » Fred, pianiste refoulé, esprit atypique éternellement dans la lune, est le souffre-douleur de ses collègues de la mine. Ils le traitent cruellement de « retard fuck face ».

Couches de paroles

À la sobriété des dialogues et des échanges elliptiques, volontairement abscons, parsemés d’aveux, de non-dits, d’allusions et de demi-vérités, s’oppose la prolixité des monologues de Corinne et de La Petite : des adresses indirectes, ou encore des paroles libérées, destinées à une bouche d’aération, un poisson rouge, une plante verte. Il y a dans ces confessions de nombreuses informations qui concernent Corinne, dont les raisons de son départ et celles de son retour, ses espoirs de réparation, son besoin de pardon, sa quête de réconciliation.

À quelques reprises, la poésie vient à la rescousse des personnages. Des vers inscrits sur le mur de la chambre de Corinne, des mots cachés sous les couches successives de papier peint, des souvenirs que la jeune femme dévoile et revisite courageusement :

t’es sortie comme une bibitte gluante
p’tite muqueuse
maman a mal trop mal
ta grand-maman te voit pis dit
La Petite
mais c’est pas ton nom
ta grand-maman te berce.

La parole emprunte plusieurs registres et supports : autant de procédés qui font de la maison un élément essentiel de l’œuvre, pour ainsi dire un cinquième personnage.

S’il fallait en trouver un sixième, ce serait sûrement Baako, le poisson rouge de Corinne, celui que la jeune femme flushe dans la toilette et qui réapparaît sans cesse. C’est de là que provient le titre de la pièce, mais la métaphore est plus vaste. En effet, elle concerne tout ce qui constitue les êtres et dont on ne parvient jamais à se débarrasser : les épreuves avec lesquelles on doit se réconcilier, le passé qu’il faut reconnaître pour s’assurer de ne pas le répéter, mais aussi son identité profonde, ce qu’on est intrinsèquement. Le message de la pièce, naïf diront certains, crucial diront d’autres, est qu’on doit apprendre à s’aimer et à se laisser aimer. Se protéger et protéger ses proches est essentiel, mais comme La Petite le formule si joliment : « Faut pas se protéger contre l’amour. »

Au-delà des étiquettes

Nous avons affaire ici à un microcosme, à une cellule intergénérationnelle où chacun aura à se définir en fonction de soi et du groupe, loin des idées reçues et des jugements portés par la société. La construction de l’œuvre, qui préserve adroitement le mystère, est admirable. Qui sont réellement ces êtres? Voilà ce que la pièce fort émouvante de Marcotte nous permet de découvrir avant même qu’une étiquette, une fonction, un rôle ou un stéréotype ne soient rattachés aux protagonistes. En raison de son approche originale, mais aussi de la richesse des tons et des procédés employés, Flush crée de vives attentes pour la suite.

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