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Vivre plus fort

À l’ère où la célébrité équivaut à la réussite, Yann Fortier nous dresse le portrait d’une étoile déchue.

Roman

À l’ère où la célébrité équivaut à la réussite, Yann Fortier nous dresse le portrait d’une étoile déchue.

Né pour être vivant se veut la biographie imaginaire d’Antoine Ferrandez, qui voit le jour dans une commune française en 1949. Fils d’une mère italienne et d’un père espagnol, il connaît, à partir de l’âge de sept ans, la vie de pensionnat, qu’il abhorre à un point tel qu’elle lui inspire des idées suicidaires. Ne pouvant se résoudre à passer à l’acte, il accepte, un peu par dépit, de vivre. Alors qu’il est âgé de quinze ans, un voyage en Angleterre lui inocule une passion absolue pour les Beatles. Son existence prend alors un tournant: il joue dans des groupes, et sa guitare le console de mille et une peines, mais le succès n’est pas vraiment au rendez-vous.

Au moment où Ferrandez fait une croix sur ses rêves de gloire et se retire dans le Périgord pour y élever des animaux, son ancien producteur belge, qui souhaite tenter le sort une ultime fois, le contacte. En studio, entendant le guitariste jouer l’une de ses premières compositions, le producteur a l’idée de la revamper. Toutefois, il faut mettre cette chanson au goût du jour pour qu’elle devienne un air qu’on fredonne partout. Or, en 1978, la faveur est au disco et non au folk rock. Épouvanté par la nouvelle version de son œuvre, Ferrandez bat d’abord en retraite, puis, éperonné par un rêve lointain dans lequel il se voyait sur scène devant une foule en pâmoison, il se laisse porter par le fantasme de briller au firmament.

Colmater la brèche

Le jeune musicien est propulsé par un premier succès dans une discothèque italienne, où quelques bienheureux sont sous l’emprise de la nouvelle cocaïne de qualité supérieure de Pablo Escobar. Le titre My Old Guitar, changé pour les besoins du marketing en Born To Be, Or Not To Be (Born), entame sa course folle vers les sommets des palmarès mondiaux. Mais très vite, le star system perd toute son âme. Quelques mois ade ce régime à pleins gaz épuisent Ferrandez, qui subit les rançons de la gloire. Les vestiges de son passé d’enfant marqué par la solitude, les réminiscences d’un incendie survenu pendant une prestation à Rio de Janeiro, la facticité de la mascarade à laquelle il se plie sans même s’en rendre compte ont bientôt raison de l’artiste. Il chute parce qu’il a cru que le succès comblerait les trous noirs à l’intérieur de lui. C’est payer très cher, lui qui n’a voulu que sauver sa peau.

L’art élevé au rang d’industrie

Après un épisode d’inertie notoire, Ferrandez prend peu à peu le chemin de la réhabilitation. «Décidément, je guéris. Je crois ressentir l’idée, comme issue d’un vague souvenir, de pouvoir être autre chose qu’un juke-box.» Remplacez «juke-box» par «travailleur exténué et rompu par les demandes d’une entreprise qui, au moindre signe d’essoufflement, le remplacera par le prochain jeune loup»; ou encore substituez au même terme la périphrase «parent au bord de la crise de nerfs qui, entre le divorce, les bouches à nourrir et les flambées du puîné (souffrant d’un TDAH sévère), se demande jusqu’à quand il pourra tenir», et vous constaterez qu’être vivant·e n’est une mince affaire pour personne dans une société carburant à l’image et au capital.

Né pour être vivant est aussi une chronique de tout ce qui est déployé comme faux-semblants pour entretenir «des idées basées non pas sur la volonté de comprendre, mais d’abord sur celle d’affirmer, toujours plus haut, toujours plus fort et toujours plus rapidement». Ainsi, nous nous éloignons constamment de la vie en sourdine où foisonnent les premières manifestations de nos voix intérieures.

L’écriture fluide et le ton goguenard de Fortier portent à merveille ce roman, qui met en scène nos supercheries. L’ironie prenant cependant trop de place crée un détachement par rapport aux événements qui rend la réflexion superficielle. L’histoire de Ferrandez est ponctuée d’apartés, certains appuyant les thèmes du détournement de sens et de l’ego démesuré, qui maillent le récit; d’autres passages relèvent de l’anecdote. S’ils font sourire, ils rompent avec la situation du protagoniste en train de nager en eaux troubles. On ne renonce pas pour autant à la lecture de ce livre, puisque l’ensemble convainc suffisamment pour qu’on veuille accompagner Antoine Ferrandez jusqu’au bout de lui-même.

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Yann Fortier
Montréal, Marchand de feuilles
2020, 493 p., 29.95 $