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Veilleuses

Écrit à quatre mains, Les allongées est un «album-souvenir», un «catalogue d’images qui nous ont façonnées», collectionnant «toutes ces femmes-perles le long d’un fil qui nous rassemble».

Thématique·s
Essai

Écrit à quatre mains, Les allongées est un «album-souvenir», un «catalogue d’images qui nous ont façonnées», collectionnant «toutes ces femmes-perles le long d’un fil qui nous rassemble».

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Dans cet «essai-collage», composé d’entrées dans lesquelles se mélangent les voix de Jennifer Bélanger et de Martine Delvaux, c’est Frida Kahlo qui fait figure d’alitée inaugurale: par elle arrivent toutes les autres (Alice James, Virginia Woolf, Joan Didion, Sophie Calle, Siri Hustvedt, Anne-Marie Alonzo, Alix Cléo Roubaud et Joan Mitchell, pour ne nommer que celles-là), et advient la pensée, qui se déploie en une suite de points, une sorte de liste par laquelle la réflexion commune cerne lentement son objet, par «musement», à travers les signifiants. «Une lignée de femmes allongées les unes à l’intérieur des autres à la manière de poupées russes horizontales» vient ainsi peupler ce «livre-dortoir». On veut s’y installer, trouver un peu de repos avec elles.

Tandis que «l’histoire muette de la douleur des femmes […] s’étal[e] sur les pages avec les allongées», Bélanger et Delvaux «allong[ent] des mots approximatifs le long de lignes invisibles, en espérant toucher à une sorte de vérité». Orientées vers le type d’«acte philosophique [qui] peut naître de l’horizontalité», leurs pensées, pour reprendre l’expression, sont proprement couchées sur le papier, à la manière des convalescentes dans leur lit.

Aimer dire

Les allongées entretient un rapport hypnotique à l’étymologie, comme si des mots se cachaient toujours sous les draps d’autres mots, tapis sous le lit du langage, tels les monstres que produit l’imaginaire. En dressant leur généalogie respective, Bélanger et Delvaux tissent un fil philologique pour lentement défaire l’édredon avec lequel on a bordé de force tant de femmes. Ainsi, les autrices prennent au pied de la lettre les paroles des dominants: si ces femmes sont folles à lier, d’accord, il faudra bel et bien les attacher, mais cette fois, ce sera entre elles – et par les mots.

Chronique est la douleur; chronique, par conséquent, sera la réponse à l’alitement, auquel on rétorque par un genre, la chronique, qui renvoie à la fabrication d’une «[h]istoire et [d’une] généalogie d’une ancienne et noble famille». Naviguant de la forme adjectivale du mot au substantif, les allongées que sont Bélanger et Delvaux «déplacent le point de vue de l’Histoire, elles nous tirent de leur côté pour regarder les plafonds». Par la même occasion, elles sortent du lieu commun (qu’elles nomment pourtant sans s’y restreindre), ce que rappelle la formule «on aime dire que», récurrente dans l’ouvrage. Utilisée pour signaler l’appartenance d’une phrase au discours convenu, cette répétition montre qu’aimer et dire sont parfois des gestes siamois. De la même façon, l’usage anaphorique, au début de plusieurs segments, de l’injonction («revenir à Lazare relevé des morts», «revenir aux sources du mot clinique», «revenir aux odalisques qui ont ancré l’orientalisme», «revenir aux lying-in hospitals»,etc.) a quelque chose de l’impératif. Il fait du texte une sorte de journal de l’urgence, dans lequel la dimension prescriptive n’est soudainement plus celle de l’ordonnance médicale, mais un commandement de la mémoire partagée.

Compagnonnages

Dans la marge de droite apparaissent des noms (principalement de femmes), qui forment des colonnes. Ils signalent les emprunts dont le livre est traversé. Dans cette succession verticale, je reconnais l’inverse de l’allongement – une forme de redressement – et une sorte de compagnonnage: à côté du texte, ces noms semblent se tenir au chevet de l’écriture.

Il ne s’agit cependant pas de relever ces femmes, de les «remettre sur pied», aux sens littéral et figuré, mais plutôt de percevoir le potentiel de puissance qu’incarne l’allongement. Les essayistes refusent d’envisager le fait de se coucher comme un signe de passivité; néanmoins, elles ne nient pas que cette position a historiquement été une méthode d’assujettissement des corps féminins rebelles. Les autrices font du lit, ce lieu d’oppression, un site de rencontres, d’échanges, peuplé «des alliances que la douleur ranime». «[L]’utopie des allongées, écrivent-elles, c’est d’être laissées en jachère, ne plus tendre vers l’activité pour se prouver qu’elles peuvent exister autrement, et enfin fleurir à l’endroit fertile de leurs révoltes.»

Bélanger et Delvaux sont les veilleuses des allongées; veilleuses au sens double, car même étendues, elles ne dorment pas: elles sont de garde, toujours vigilantes, attentives aux défaillances de l’histoire. Veilleuses aussi, puisqu’elles sont comme ces étincelles pâles qui, dans l’épaisseur de la nuit, rassurent celles qui cherchent des repères. Disséminant leurs références comme autant de petites bornes lumineuses, les écrivaines deviennent lucioles (image empruntée à Georges Didi-Huberman, dont l’œuvre traverse notamment les essais de Delvaux) et lueurs de guérison – une guérison qui apporte autant l’apaisement que l’énergie nécessaire pour clignoter de colère.

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