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Veiller la maison longue

Puissant roman de reconstruction, Le chant de Celia prolonge admirablement le destin des personnages du Chant de Corbeau (Mémoire d’encrier, 2019). Il faut de toute urgence lire l’œuvre de la «femme-montagne» Lee Maracle, porte-voix de la nation Stó:l.

Roman

Puissant roman de reconstruction, Le chant de Celia prolonge admirablement le destin des personnages du Chant de Corbeau (Mémoire d’encrier, 2019). Il faut de toute urgence lire l’œuvre de la «femme-montagne» Lee Maracle, porte-voix de la nation Stó:l.

Reconnaissons-le: c’est avec beaucoup de retard et avec un immense ravissement que les lecteur·rices francophones exploreront la constellation Lee Maracle, pourtant observable dans la nébuleuse anglophone depuis près de trente ans. La bonne nouvelle, c’est qu’une partie demeure à nos yeux voilée, et qu’il suffira aux maisons d’édition de bon aloi et aux traducteur·rices d’un peu de diligence et de volonté pour en éclairer les nombreuses et riches facettes. Une découverte à considérer comme la mise au jour miraculeuse de la «malle pleine de gens», de l’inépuisable Pessoa. Et puis, à un peu plus de soixante-dix ans, Maracle n’a certainement pas écrit son dernier mot!

Cercle de guérison

À l’instar des cercles de guérison présentés dans le roman, le récit apparaît comme un moyen de reconstruction. Rebâtir il faut, car «[a]ujourd’hui, la maison longue tombe en ruine. […] Les os reposent, dénudés, sous les nattes moisies. […] Les squelettes des défunts abhorrent leur propre pestilence». La déréliction est totale dans le village nuu’chalnulth: les liens sont distendus et prêts à se rompre pour libérer sur le monde la malédiction du serpent à deux têtes. Communauté jadis décimée par la grippe espagnole, et aujourd’hui en perte de repères – ses membres oscillent entre tradition et modernité –, la réserve devra retourner aux sources de ses mythes, de ses lois et de son savoir ancestral pour renaître. C’est l’histoire que s’apprête à nous raconter Vison, sorte de trickster prenant le relais de Corbeau et relatant les terribles événements qui constitueront paradoxalement la genèse de la régénération d’une famille entière et de ses satellites.

Cette déflagration aux proportions insoutenables s’incarne dans le viol et la torture abjecte d’une fillette de la communauté, Shelley, sous les yeux éteints de Stella, sa mère alcoolique. Au lieu de s’en remettre aux hôpitaux et à la police, la famille de Momma et de Ned décide alors de soigner les symptômes de la gangrène généralisée en retournant aux voies anciennes. Tous·tes se mobilisent pour veiller la petite Shelley, dont l’état est critique. Sa mère est tirée avec ce qu’il faut de fermeté et de douceur de sa torpeur. Un grand ménage s’amorce. Mais demeure la question des bourreaux. C’est Jacob, un jeune homme en deuil de son cousin suicidé, qui en fait son affaire, au sortir d’une épreuve de trois jours en montagne en compagnie de l’esprit de son arrière-grand-mère. Les coupables, pour expier leurs crimes, devront danser dans la maison longue rebâtie; danser jusque dans les bras de la mort.

Ça n’a rien à voir avec la colère, la vengeance ou les représailles, Jacob. Ça concerne le serpent. Ça concerne le rituel, la cérémonie, la recherche de notre orientation originelle. Ça n’a rien à voir avec elle. Ce n’est pas une quête de soi, Jacob. C’est la recherche de ton chant à toi, du chant qui t’accompagnera toute ta vie. Nous ne sommes pas perdus, nous allons simplement dans la mauvaise direction. Le chant nous rapproche de notre humanité, car en ce moment, nous nous en éloignons.

Visions et pactes brisés

Chez Maracle, les morts marchent fréquemment parmi les vivants et s’imposent comme des guides d’outre-tombe pour les jeunes générations à qui les savoirs anciens n’ont pas tous été transmis. Les visions et les rêves informent autant qu’ils prédisent. Certain·es, comme Celia, vivent perpétuellement dans la valse des visions superposées à la réalité. Les pactes immémoriaux entre les animaux et les premiers peuples doivent être honorés à nouveau afin d’apaiser le serpent à deux têtes (lesquelles se nomment Constance et Tourment), responsable du délabrement moral de la modernité. La nature est grandiose malgré la tronçonneuse, qui jamais ne se tait, et il arrive que la montagne prête sa force. Il se peut même que quelques Blancs, plus curieux que la moyenne (et prêts à méditer sur leur «blanchitude»), traversent la rivière qui sépare la ville de la réserve pour y lier certaine affaire de cœur, comme le médecin Steve, fou de la fougueuse Stacey.

Avec ce grand roman, ce n’est pas simplement une communauté que renouvelle Maracle, mais bien la littérature canadienne. Cette forte construction, où s’intriquent mythologie, poésie, humour et drame dans un rapport au temps et à l’oralité si singulier, force l’admiration et souffle puissamment sur les braises parfois assoupies de notre curiosité.

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Lee Maracle
Traduit de l'anglais (Canada) par Joanie Demers
Montréal, Mémoire d'encrier
2021, 319 p., 29.95 $