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Vaincre calmement

Après un détour par un récit pour la jeunesse, Roxane Desjardins nous propose un deuxième recueil de poésie, dans lequel son sens de la forme est de nouveau mis en valeur.

Thématique·s
Poésie

Après un détour par un récit pour la jeunesse, Roxane Desjardins nous propose un deuxième recueil de poésie, dans lequel son sens de la forme est de nouveau mis en valeur.

Thématique·s

Il y a cette idée que j’essaie de préciser depuis quelque temps, celle d’une position-pivot de l’écriture, tournée vers son centre et/ou appliquée à pétrir l’extérieur. Ce n’est pas tout à fait la dyade signifiant/signifié, ou forme/contenu, mais ça en recoupe l’essence. Ce que je cherche à approcher est moins abstrait qu’un concept sémiotique, je veux dire que ce serait plus physiquement localisable. Je cherche à expliquer d’où agissent certains poèmes, comment certains nous font voir l’intérieur du langage — par ce qu’il suggère d’autre, par la dissemblance des sèmes qu’il contient, par son potentiel vibratoire (soit dit sans ésotérisme, mais bien le plus concrètement possible) — et comment d’autres travaillent à agencer ce que le langage sert à nommer.

Dans Ciseaux, couronné du prix Émile-Nelligan en 2014, Roxane Desjardins épatait par l’intrication de son sujet avec l’écriture et la manière. Ses poèmes, pour la plupart, se tenaient très exactement sur ce point-pivot qui m’intéresse — une lame, dans son cas — et progressaient en une alternance de ponctions de langage et de boucles d’images.

Le recueil contenait bien quelques épanchements et un peu de sensiblerie, mais longtemps et surtout m’est restée en tête cette écriture-ciseau, son en dessous polysémique et son par-dessus de lieux, d’animaux et de débâcles.

J’ai ainsi ouvert Le revers avec grand, grand espoir d’y retrouver pareil dispositif. Ce titre formidable prépare en effet à un vaste éventail de tactiques de formes, de langages et de sujets: revers comme envers, revers comme échec, revers comme côté faible, revers comme rebours.

À rebours

Le poème liminaire du recueil confirme la possibilité d’une direction, d’un mouvement que l’écriture et le propos emprunteront: «que serait ouvrir et renverser/aller sourde à l’idée mûre?» Puisque «la fin est juste devant/la fin est l’autre vie tête tranchée», l’incipit pave le chemin au repli, au recul.

La dynamique des sujets «je» et «tu» du texte en est une d’oppo-sition: elle, limpide; l’autre, «poix dans mes canaux». Le «nous» en résultant témoigne d’autres binarités: «nous avons la même face pure/la même face terne/nous avons l’éternité/le souffle court/nous déboulons». Peu à peu, un écart se creuse entre les deux parties, l’une empêchant, obstruant l’autre. Ça n’a rien de bénin: «quelque chose me fend/lorsque tu t’invites».

S’opère ensuite une mutation inattendue du mouvement: non pas le retrait envisagé mais plutôt une traction complète de l’autre vers le «je», son vecteur rigide de violence absorbé «sous mon nombril», où «il ne subsisterait rien de solide».

Ces lignes de force mises en place, Desjardins peut dès lors exploiter la forme et le lexique de ce curieux étranglement:

j’aurai un accident pour te plaire
je m’enfoncerai sous la gêne
très égale
mangée de trous
sans autre ruse que m’enfuir
malmenée par l’image de la fuite

Est-ce cette «image de la fuite» qui aura causé le manque de repères dans lequel je me suis progressivement trouvé dans la seconde moitié de l’ouvrage? J’ai cherché à suivre le sujet, l’ai trouvé en train de désamorcer, d’accumuler en lui, étrangement impassible: «le mur c’est moi/je suis en béton/tu es en paix/ça me soulage de l’émotion». Jeu intéressant que celui de résorber, d’annuler l’autre, mais le revers initial me semble laissé en plan. Suffit-il qu’il soit tu?

Tandis que l’effet d’immobilité du sujet s’émousse (pas drama-tiquement, mais quand même), les images sont tenues à distance. C’est beau et la voix ne défaille pas, mais on y voit un peu moins clair. On n’est plus certain d’où l’on va; les images se succèdent (le végétal fait bien une apparition timide, pas tout à fait struc-turante), mais le mouvement semble perdu, diffus. Tandis que l’autre tente des approches passives auxquelles elle se dérobe («je suis ici maladive à esquiver la nuit»), la relation apparaît tout à coup un peu frontale, moins étonnante: «tu as le velours facile j’ai la catastrophe imminente».

Il serait toutefois injuste que je fige le texte dans ces attentes, et encore plus que je néglige de dire combien le livre se termine en force. Car ce jeu de pouvoir calme auquel s’est adonnée la poète ouvre une réflexion féministe plus large. Les victoires silencieuses n’enlèvent rien à l’importance des combats accomplis. Lorsqu’on est capable d’écrire, calmement, «êtes-vous contents garçons lourds/êtes-vous prêts à vous taire?», on peut pleinement mesurer à quel point le revers est une arme, et non un échec. Dans ce recueil, un certain rapport au monde extérieur est peut-être évacué, mais tout se joue de l’intérieur. ♦

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Roxane Desjardins
Montréal, Les herbes rouges
2018, 96 p., 15.95 $