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Une pièce n’est pas un objet littéraire comme un autre

Une pièce n’est pas un objet littéraire comme un autre

L’édition théâtrale connaît un nouveau souffle. Mais comment les éditeurs traitent-ils ce texte particulier, qui a souvent déjà connu une première vie sur scène, au moment où il paraît sous une forme papier? Quelques joueurs du milieu nous répondent.

Thématique·s
Éditer la dramaturgie

L’édition théâtrale connaît un nouveau souffle. Mais comment les éditeurs traitent-ils ce texte particulier, qui a souvent déjà connu une première vie sur scène, au moment où il paraît sous une forme papier? Quelques joueurs du milieu nous répondent.

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En 2019, la collection «Théâtre» a vu le jour aux Éditions du Quartz, installées à Rouyn-Noranda. Elle est avant tout dédiée à la boréalité francophone, soit aux réalités de ces territoires nordiques excentrés et peu populeux. Sur ses quatre titres inauguraux, trois pièces ont été créées en Abitibi-Témiscamingue. Pour le directeur littéraire Jean-Guy Côté, l’édition est une façon de faire état d’une création théâtrale régionale méconnue et de donner une seconde vie à des textes qui pourront désormais être remontés par la suite. «Comment témoigner de l’existence d’une vie théâtrale en dehors des grands centres, sinon par la publication des textes? Si elles ne font pas de tournée, les pièces ne sont pas connues.» En quête de textes qui comportent «soit des thématiques nouvelles, des questionnements sociaux», soit une forme affichant «une certaine innovation» (par exemple, Chanson de toile d’Hélène Bacquet affiche une forme «très unique», tirée des chansons de toile moyenâgeuses), Côté s’intéresse aux œuvres déboulonnant les clichés passéistes associés aux régions.

Sinon, certains attribuent ce regain d’intérêt des éditeurs envers le genre théâtral au dynamisme même de la dramaturgie québécoise, avec l’émergence de prises de parole fortes, frontales, en résonance avec l’ici et le maintenant. «En ce moment, le théâtre est très en phase avec sa société, avance Diane Pavlovic, directrice du domaine "Théâtre" chez Leméac depuis 2010. Et je pense qu’il y a une plus grande reconnaissance qu’avant de son caractère littéraire. Il y a des auteurs qui ont des langues, des signatures.»

La directrice du programme d’Écriture dramatique à l’École nationale de théâtre du Canada observe que la dramaturgie actuelle fait la synthèse entre le «théâtre de la parole» des années 1970 et le «théâtre de l’écriture» de la décennie 1980. «Je [résume], mais on est dans une période où la prise de parole est très écrite, très raffinée formellement, explique Diane Pavlovic, tout en ayant gardé la force d’impact et le côté direct de l’adresse aux contemporains.»

Selon le directeur éditorial de la collection «Pièces» d’Atelier 10, Justin Laramée — qui partage désormais cette fonction avec Véronique Côté —, le théâtre est souvent la forme «la plus collée sur sa société, sur les mouvements civiques. Et le [discours] citoyen prend de plus en plus d’importance.» Notons d’ailleurs qu’au sein de cette collection «étonnamment en santé», la pièce de théâtre documentaire J’aime Hydro de Christine Beaulieu — «un best-seller québécois» — en est à sa troisième réimpression.

Création exigée

Une pièce n’est pas un objet littéraire comme un autre, en ce sens qu’elle dépend d’une autre forme pour exister. Sauf aux Éditions du Quartz, où on n’en fait pas une condition absolue, la publication du théâtre est, en règle générale, tributaire de sa création à la scène. Cette règle n’existe pas seulement pour des raisons commerciales, afin de profiter du «momentum» créé par une production pour sortir simultanément le livre, selon Diane Pavlovic. La création scénique permet une première sélection des œuvres. «En théâtre, souvent, les textes ont été éprouvés en atelier, ils ont traversé des étapes créatives depuis deux ou trois ans. Certains, quand ils arrivent au moment de l’édition, sont à peu près prêts. On les formate, les corrige, on uniformise la langue, et c’est tout. Mais ça dépend des projets. Il n’y a pas de règle.»

Ajoutons que les pièces se bonifient généralement grâce au travail scénique et aux représentations. «Le spectacle est une étape vraiment importante dans l’aboutissement littéraire, pense Justin Laramée. Le texte d’une création [originale] est meilleur à la 19e représentation. Notre prochaine pièce, Lignes de fuite, a été énormément modifiée par [son autrice] Catherine Chabot,
à la suite de la production.» Il faut dire qu’à Atelier 10, la formule particulière de l’abonnement forfaitaire à leurs trois produits (la revue Nouveau Projet, les collections «Documents» et «Pièces»), qui assure une base d’environ 400 œuvres dramatiques vendues, leur permet d’échapper à cette «tendance à vouloir publier la pièce le jour de la première», note Laramée.

Aux Herbes rouges, on privilégie aussi, idéalement, un délai après la création, afin de profiter de cette maturation du texte, «qui continue très souvent d’évoluer lorsqu’il est mis en contact avec la scène, avec les concepteurs, avec le public, surtout», note Sylvain Lavoie, le nouveau directeur de la collection «scène_s». D’autant qu’il faut tenir compte des conditions de création théâtrale actuelles, ajoute Lavoie. Le temps dont disposent les productions est «tellement court que c’est souvent au bout de la deuxième ou troisième semaine que quelque chose se passe vraiment [sur scène]».

Il ne faut pas croire pour autant que cette étape de création permette de faire l’économie du travail d’édition sur les pièces. La transposition d’un genre à l’autre, la transformation d’une œuvre scénique en livre, peut parfois exiger d’un auteur de la réécriture, voire des modifications de structure ou d’un personnage, selon les cas. La pièce publiée n’est donc pas toujours parfaitement conforme à celle qui a été créée. Diane Pavlovic parle d’un «travail minimal dramaturgique sur chaque texte». «C’est arrivé aussi qu’un auteur fasse remettre un personnage retiré par son metteur en scène, parce qu’il voulait que le texte qu’il avait imaginé soit celui publié», raconte-t-elle.

Pour Sylvain Lavoie, il s’agit d’un enjeu de lisibilité:

Souvent, au moment où on nous soumet des manuscrits, la pièce est lisible pour des gens de théâtre, mais je dirais qu’elle ne l’est pas, en apportant des guillemets énormes, pour un lecteur. Et il y a beaucoup de détails qui doivent être corrigés, apportés, afin de faire comprendre certaines choses auxquelles le lecteur n’aura pas accès. Par exemple, avec les pièces de Marie Brassard [Jimmy, créature de rêve/La Noirceur/Peepshow], beaucoup de gens me disent — et j’en suis très heureux — que lorsqu’on lit le texte, on voit le spectacle. C’est ce que j’ai en tête lorsque je travaille les pièces: comment parvenir à faire voir le spectacle à celui qui ne l’a pas vu. Mon travail, c’est beaucoup ça.

Et puisqu’on est au Québec, la question du niveau de langue se pose aussi dans cette transition de l’oral à l’écrit. Ainsi, la pièce qui a exigé le plus de travail aux Éditions du Quartz est Lost baby, de Myriam De Verger, dont la protagoniste est une toxicomane. «Comment transposer cette langue? On ne pouvait pas utiliser le français normatif, relate Jean-Guy Côté. On a cherché vraiment à orthographier ce que l’on entendait [sur scène]. Trouver des graphies grammaticalement correctes a été un gros travail.»

Les heureux élus

Tout ce qui est créé sur scène n’est certes pas publié. Les critères des maisons varient, mais, là comme pour d’autres genres littéraires, la fidélité des éditeurs à leur banque d’écrivains est primordiale. On accompagne les auteurs à long terme dans la poursuite de leur démarche artistique. La regrettée éditrice de Leméac, Lise Bergevin, disait: «On publie des Œuvres et non des pièces», relate Diane Pavlovic.

Justin Laramée, lui, sélectionne selon une grille très claire: leur caractère «social»: «Les pièces doivent parler directement de la société, explique-t-il. La maison affectionne aussi les "textes-événements", qui immortalisent par exemple des soirées de prise de parole éphémères.» Et la particularité, c’est que les directeurs de collection ne font pas eux-mêmes le travail éditorial. Ce rôle est dévolu à l’équipe d’Atelier 10. Faisant office d’arbitre, Laramée intervient lorsque l’auteur et l’équipe d’édition ne sont pas d’accord. «Moi je dois départager. Et il y a énormément de travail sur le texte.» D’une «intransigeance amoureuse», les éditeurs d’Atelier 10 ne font pas de quartier: «Ici il y a un problème, là une chute dramatique, cette formule n’est pas française…, offre-t-il en exemple. C’est très éprouvant pour les auteurs, mais ils sont super contents parce que leur pièce est meilleure.»

Pour ses sept ou huit titres annuels, Diane Pavlovic est à l’affût, selon un jugement «éminemment subjectif» assumé, des paroles «importantes», des gestes créateurs qui valent la peine d’être conservés. Pour elle, le livre publié constitue à la fois une trace et un sujet d’étude disponible pour consultation. «Et si quinze ans après sa parution, on a vu plein de productions d’une pièce et que le texte a changé, on va quand même avoir accès à la version que l’auteur privilégiait.» Depuis que la maison a lancé sa collection théâtrale, en 1968, Leméac a composé un catalogue impressionnant, avec les Michel Tremblay, Marcel Dubé et compagnie. «Zone, on en vend encore 5000 exemplaires par an!», relate Pavlovic. En effet, le lectorat des pièces est largement constitué par les institutions d’enseignement et les étudiants, outre les praticiens du théâtre eux-mêmes.

Mais selon la directrice, certaines pièces se transposent plus difficilement à l’écrit, telles celles misant beaucoup sur l’aspect visuel ou musical. «Il y a de beaux spectacles qui m’ont été soumis, et je trouvais que le texte tout seul ne tenait pas la route. On n’avait pas accès à la totalité de l’objet.»

Sylvain Lavoie désire équilibrer la programmation théâtrale des Herbes rouges entre les «voix fortes» de l’actualité et l’exhumation occasionnelle des archives de pièces «qui ont marqué l’imaginaire». En rendant disponibles ces textes moins récents, le directeur vise à diffuser une culture, mais poursuit aussi d’une certaine manière un «objectif éducatif: voici un moment qui forme un élément clé de notre histoire théâtrale». Ainsi, Si j’avais la seule possession dessus le jugement dernier, d’Erik Charpentier, a enfin vu le jour sur le papier en 2017, 20 ans après sa création. «C’est un ovni, je trouve, dans la dramaturgie québécoise. Et j’estime très important d’en garder une trace, de montrer que cette [pièce différente] a été créée.»

La publication sert évidemment à assurer la pérennité d’un art par nature éphémère. Et à l’inverse, l’édition de la dramaturgie contribue à la mémoire d’une société, croit Justin Laramée. Lire les anciens textes théâtraux, c’est comme retourner soudainement dans leur temporalité. «Je pense qu’un roman ratisse plus large, mais qu’une pièce — et à la limite en ayant le défaut d’être davantage bidimensionnelle, avec le recul — est beaucoup plus précise sur son époque», explique le dramaturge. «Elle va vraiment nous donner le pouls de cette période. Il est donc très important que le théâtre soit publié.» ♦

 


Marie Labrecque couvre le théâtre pour le quotidien Le Devoir depuis 2004. Journaliste, critique et rédactrice indépendante, elle a longtemps collaboré à l’hebdomadaire Voir et écrit pour le magazine Entre les lignes, entre autres.

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