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Une période fertile pour la publication du théâtre

Une période fertile pour la publication du théâtre
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Contrairement à ce que certains pourraient croire, les raisons de publier du théâtre à notre époque sont nombreuses et diverses. Que l’on conçoive le texte comme une partition, une matière première, ou encore comme la consignation inévitablement partielle et imparfaite d’une représentation scénique intrinsèquement éphémère, il demeure essentiel de procéder à une publication de l’œuvre. Aussi antinomique que cela puisse paraître, il importe de déposer le texte de théâtre, de le fixer, autrement dit d’en faire un livre, avec tout le savoir-faire et souvent même l’inventivité que cela requiert. C’est un acte de foi, certes, mais c’est aussi la manière la plus franche d’inscrire le théâtre comme objet littéraire, de lui accorder la place qui lui revient auprès des autres genres.

Publier sans délai

Généralement, les pièces paraissent juste à temps pour la première du spectacle. On imagine qu’il est difficile pour un éditeur de se priver des ventes et de la visibilité que lui apportent la création scénique du texte et l’activité médiatique qui en découle. C’est notamment le parti pris de Dramaturges Éditeurs, seule maison québécoise entièrement consacrée au théâtre, sorte d’irréductible Gaulois du secteur. Depuis 1996, grâce au dévouement d’Yvan Bienvenue, ce sont plus de 200 pièces québécoises et franco-canadiennes, des œuvres destinées aux adultes aussi bien qu’aux jeunes, qui ont été publiées. Jean-Philippe Lehoux, Rachel Graton, Annick Lefebvre, Olivier Arteau, Marianne Dansereau et Étienne Lepage sont parmi les dramaturges sur lesquels l’éditeur a jeté son dévolu au cours des dernières années. Chaque saison de nouveaux auteurs, adeptes d’un théâtre réaliste, souvent drôle, posant généralement un regard cinglant sur le présent, font leur entrée aux Dramaturges.

Parmi les maisons qui font paraître les pièces au moment de leur création scénique, on compte aussi L’instant même. Dans sa collection dédiée au théâtre, «L’instant scène», l’éditeur publie depuis 2004 des textes signés par des auteurs de la Vieille Capitale, mais pas strictement. Du nombre des dramaturges dont les œuvres ont été retenues ces dernières années, mentionnons Pascale Renaud-Hébert, Steve Gagnon, Dominique Leclerc et Robert Lepage. On découvrira en octobre les premiers textes choisis par l’auteur et conseiller dramaturgique Mathieu Leroux, qui succédait en janvier dernier à Chantal Poirier à la barre de la collection.

Après avoir occupé une place de premier plan dans l’édition du théâtre au Québec, Leméac a quelque peu ralenti ses activités dans le secteur depuis le début des années 2000. Fondée en 1968, la collection «Théâtre», maintenant dirigée par Diane Pavlovic, également directrice du programme d’écriture à l’École nationale de théâtre, accueille actuellement plus ou moins quatre titres par année. On y trouve des autrices et des auteurs chevronnés, comme Michel Tremblay, Suzanne Lebeau, Michel Marc Bouchard, François Archambault, Fanny Britt et Olivier Choinière, mais aussi de nouvelles voix, comme Sébastien David, Gabriel Charlebois-Plante, Catherine Léger et Marie-Hélène Larose-Truchon.

Un peu de recul

D’autres maisons choisissent plutôt de faire paraître le livre des mois après que le rideau est tombé une dernière fois. L’ouvrage bénéficiera alors de l’entièreté du travail effectué en répétitions, mais aussi des lumières des uns et des autres, commentaires et critiques reçus tout au long des représentations. Une fois la frénésie de la production apaisée, des retouches plus ou moins importantes pourront être apportées, des ajouts et des suppressions parfois cruciales pourront être réalisés. Publier une pièce des mois après sa création permet également de mettre l’accent sur l’autonomie du texte, sur son indépendance vis-à-vis du plateau, sur la satisfaction que la lecture est à même de procurer, nonobstant ce qui pouvait se dérouler sur scène.

Publier une pièce, c’est aussi la diffuser, la faire voyager, la rendre accessible. N’oublions pas que pour bien des amateurs de théâtre, jeunes ou moins jeunes, le livre est plus facile d’accès que la représentation. Lire une pièce, c’est construire un théâtre mental, camper des personnages, imaginer un décor, des costumes et des éclairages. Lire du théâtre, c’est se faire à la fois comédien, concepteur et metteur en scène. En ce sens, la publication d’une pièce est un moyen d’accroître la possibilité qu’elle connaisse une nouvelle mouture scénique, qu’il s’agisse d’une production scolaire ou amatrice, régionale ou internationale.

Parmi les maisons qui choisissent de publier les pièces plusieurs mois, voire un an après leur création scénique, il y a Atelier 10. Depuis 2014, la collection «Pièces», rigoureusement dirigée par Justin Laramée, propose des ouvrages de haute tenue, des pièces retenues pour leur portée sociale ou politique, mises en page avec soin, accompagnées de photos du spectacle, d’introductions ou d’entrevues. À ce jour, la collection compte une vingtaine de titres, des pièces d’Anne-Marie Olivier, d’Alexia Bürger, de Catherine Chabot et de Christine Beaulieu, notamment, mais aussi des collectifs souvent emballants.

Aux Éditions de Ta Mère, il importe peu de s’arrimer à une série de représentations. Pour Maxime Raymond, directeur littéraire de la maison depuis sa fondation en 2006, il s’agit plutôt de reconnaître les qualités d’un auteur ou d’une autrice, l’originalité de son style, l’ampleur de ses préoccupations, et non pas d’apposer une étiquette. Non seulement l’éditeur n’a pas de collection consacrée au théâtre, mais il n’insiste pas non plus dans sa mise en marché sur les origines théâtrales du texte. Après tout, une pièce de théâtre, c’est une œuvre de fiction au même titre qu’un roman, un récit ou une nouvelle. Les frontières entre les genres sont de plus en plus poreuses. Ce n’est certainement pas l’oralité de la langue ou le recours aux dialogues qui vont permettre de cantonner un texte au registre théâtral. Manifestement fidèle à ses écrivains, Ta Mère a jusqu’ici publié les pièces de Jean-Philippe Baril-Guérard, Simon Boulerice, Sarah Berthiaume, Olivier Morin et Guillaume Tremblay.

Faire œuvre de mémoire

Un autre cas de figure concerne les œuvres qui paraissent plusieurs années après leur création. L’aventure éditoriale prend à ce moment-là une dimension historique aussi noble que cruciale. Le défi réside notamment dans la manière de restituer, en même temps que la partition elle-même, le contexte de création. On trouvera alors, en marge du texte, des informations sur la réception de l’œuvre, sur la place qu’elle occupe dans la démarche d’un dramaturge, ou encore sur la pertinence qu’elle a conservée, voire gagnée, en regard de notre époque. C’est certainement un signe de maturité que de chérir ainsi le patrimoine théâtral québécois. La transmission du répertoire ne pouvant s’accomplir strictement par la scène (souvent, il faut bien le reconnaître, éprise de nouveauté), l’édition ou la réédition des œuvres plus anciennes joue un rôle déterminant, notamment lorsque vient l’heure de faire découvrir celles-ci aux élèves.

En plus d’une préoccupation sociale, qui transparaît d’ailleurs dans tous les choix de la maison, on trouve dans les publications concernant le théâtre aux éditions Somme toute un parti pris historique, et même théorique. Depuis 2008, l’éditeur a proposé des livres sur les compagnies Sibyllines et Ubu, un autre sur le FTA, puis des essais de Stéphane Crête et de Jean-François Casabonne, et il y a peu, un ouvrage collectif issu de l’adaptation du Déclin de l’empire américain par le Théâtre PÀP. Du côté des pièces appartenant à la collection «Répliques», certaines sont récentes — notamment celles de Robin Aubert, Philippe Boutin, Marjolaine Beauchamp et Rébecca Déraspe — mais d’autres surgissent pour ainsi dire de l’histoire du théâtre québécois, comme celles de Michel Garneau (cinq pièces des années 1970 et 1980 publiées depuis 2018 sous la direction éditoriale d’Elsa Pépin) et Cabaret neiges noires, une parution qui concorde avec le 25e anniversaire de la pièce mythique de Dominic Champagne, Jean-Frédéric Messier, Pascale Rafie et Jean-François Caron.

Écritures scéniques

Deux maisons ont une collection dont le mandat combine une préoccupation historique, voire patrimoniale, à un intérêt pour les écritures qualifiées de scéniques, ou encore de postdramatiques, en ce sens qu’elles ne correspondent pas aux conventions habituelles de la dramaturgie. Les Herbes rouges et Triptyque ont jugé bon d’accorder une place à ces partitions qui pourraient sembler moins littéraires, certainement moins linéaires, pour ne pas dire moins «lisibles» selon des critères traditionnels, mais qui occupent un rôle fondamental dans l’écologie théâtrale québécoise. Les éditeurs auront compris que ces textes n’ont parfois besoin pour se rendre au lecteur que d’être accompagnées de judicieuses didascalies, de quelques diagrammes évocateurs ou d’une intro-duction éclairante.

Alors que les Herbes rouges publient du théâtre depuis les années 1980, la collection «Scène(s)», d’abord dirigée par Gilbert David et maintenant par Sylvain Lavoie, réunit depuis 2010 des textes que l’on pourrait qualifier de non traditionnels. Ce sont des partitions qui opèrent par fragments ou par tableaux, qui cultivent les ellipses et les symboles, qui adoptent la logique du rêve ou encore la souveraineté de la poésie. Certaines sont parues dans la foulée de leurs créations scéniques, comme celles de Christian Lapointe, Nathalie Claude, Stéphane Crête, Dany Boudreault ou Evelyne de la Chenelière. D’autres, plus anciennes, ont de surcroît une valeur historique, comme Helter Skelter de Jean-Frédéric Messier, Si j’avais la seule possession dessus le jugement dernier d’Érik Charpentier et Jimmy, créature de rêve/La noirceur/Peepshow, trois pièces de Marie Brassard.

Dirigée par Émilie Coulombe et François Jardon-Gomez, la collection «Matériaux» de Triptyque «fait place aux pratiques théâtrales impliquant une réécriture ou une manipulation de textes préexistants ainsi qu’aux canevas de créations qui reposent sur une hybridation des formes artistiques». Non seulement les deux livres parus à ce jour témoignent clairement de cette préoccupation formelle, mais ils démontrent également une volonté de cultiver une alternance entre le passé et le présent, entre la perspective historique et l’ici et maintenant. Ainsi, après Koalas, Un animal (mort) et Petit guide pour disparaître doucement, trois pièces récentes de Félix-Antoine Boutin, la collection accueillait l’an dernier À quelle heure on meurt?, le collage réalisé en 1988 par Martin Faucher à partir des œuvres de Réjean Ducharme.

Un secteur en effervescence

À Rouyn-Noranda, les éditions du Quartz, dirigées par Jean-Guy Côté, viennent de lancer une collection consacrée au théâtre. Deux des quatre premières pièces sont signées par des autrices racisées: Anna Beaupré Moulounda et Myriam De Verger. Depuis 2016, la collection «Hamac» du Septentrion a un volet théâtre. Un cinquième titre, La loi de la gravité d’Olivier Sylvestre, paraîtra cet automne. Aux Éditions du remue-ménage, on a confié les rênes de «La Nef», une nouvelle collection théâtre, aux comédiennes, autrices et militantes féministes Marie-Ève Milot, Marie-Claude St-Laurent et Marie-Claude Garneau. Parmi les enthousiasmants objectifs de la collection: «Reconnaître l’apport du Théâtre des Femmes à l’écriture et inscrire les nouvelles dramaturgies féministes en continuité avec leurs prédécesseures.» Les premiers titres devraient voir le jour cet automne! Il y a aussi de quoi se réjouir du côté des éditeurs franco-ontariens, grâce à l’excellent travail accompli par L’Interligne, qui publie le théâtre de Mishka Lavigne, Marie-Claire Marcotte et Claude Guilmain, et Prise de parole, où on peut notamment lire les pièces de Lisa L’Heureux, Esther Beauchemin et Gabriel Robichaud.

À cause de la quantité de maisons qui s’y frottent, de la pluralité de leurs mandats et de la diversité de leurs pratiques, on peut dire que l’édition du théâtre québécois et franco-canadien traverse une période fertile. On remarque que les auteurs de théâtre sont de plus en plus polyvalents, qu’ils n’hésitent pas à s’adonner au roman, à la scénarisation, à l’humour et à la poésie, qu’ils s’adressent aux enfants et aux adolescents, aux auditeurs de la radio d’État et aux lecteurs d’un quotidien indépendant. Jean-Philippe Baril-Guérard, Rébecca Déraspe, Fanny Britt, Fabien Cloutier, Catherine Léger et Véronique Côté figurent parmi ces créatures insaisissables dont la pensée se déploie sur plusieurs tribunes, dont la prise de parole emploie plusieurs tons, se mesure à plusieurs genres, adopte plusieurs registres, et ce, sans jamais perdre de sa pertinence, ni même de sa cohérence. À ce décloisonnement, les éditeurs commencent à peine à faire écho. Pas de doute, ce qui se profile à l’horizon est fort stimulant. ♦

 


Christian Saint-Pierre est critique de théâtre depuis vingt ans. Il a été chef de section au journal Voir de 2007 à 2011, puis il a dirigé la revue Jeu de2011 à2017. Il collabore au Devoir depuis 2012.

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