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Une grammaire de la contestation pour les sans-parts

Une grammaire de la contestation pour les sans-parts

Il est des lettres qu’on adresse moins à autrui qu’à soi-même, précisément parce qu’autrui est du côté du pouvoir et que, pour attirer son attention, étant sans voix ni monnaie d’échange, il faudrait la lui arracher.

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Essai

Il est des lettres qu’on adresse moins à autrui qu’à soi-même, précisément parce qu’autrui est du côté du pouvoir et que, pour attirer son attention, étant sans voix ni monnaie d’échange, il faudrait la lui arracher.

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Pierre Lefebvre nous revient: on le connaît pour avoir été rédacteur en chef de la revue Liberté pendant de nombreuses années (de 2005 à 2017), mais aussi pour avoir écrit plusieurs pièces de théâtre et un essai. Il nous revient depuis une profonde fatigue avec un texte nerveux, souffrant, exhibant autant l’absurde de la structure sociale que la part retorse de sa psyché, traçant avec habileté leur interrelation. Dans une gestualité théâtrale, conversationnelle et pamphlétaire, l’auteur exprime un ras-le-bol enfiévré face à l’ordre établi, celui-ci ne lui permettant rien, sinon de formuler littérairement un «aveu d’impuissance». Lefebvre murmure dans un souffle court les formes de l’usure, les causes de la déchéance collective dans laquelle macèrent gagnant·es comme perdant·es de la logique de la réussite.

Le virus et la proie, c’est une lettre enroulée sur elle-même, enfoncée dans une bouteille destinée à la mer qu’on aura préféré fracasser contre un mur de brique. C’est une adresse au lecteur non pas modèle, mais impossible; une adresse à celui qui n’ouvrira jamais la plaquette à l’encre rouge: Monsieur le Premier Ministre. C’est la énième expression d’un «discours de sourds» écrit à bout de bras, dans la langue muette des sans-parts. Le sous-texte est sans équivoque: je dirai tout parce que vous ne me lirez pas, et parce que vous ne me lirez pas, j’aurai eu raison de tout dire, par désespoir d’être entendu.

Derrière le mot «violence»

Convoquant en exergue une phrase lapidaire de Leslie Kaplan, figure incontournable de l’écriture politique créative en France, Lefebvre s’inscrit moins du côté de la littérature militante que des écritures de soi contestataires: «On ne parle pas pour avoir raison.» Les lecteur·rices sont de facto poussé·es à se demander: alors pourquoi parle-t-on? Plus encore, que peut le langage pour le commun, pour les non-littéraires? Que peut le langage contre un système politique qui opprime, qui récupère les mots pour en faire des abstractions déshumanisantes – par ce que l’essayiste appelle «la transmutation» des entrepreneurs, cette alchimie ou «magie noire» dégradant la portée réelle des mots, étiolant leur puissance d’agir dans le monde?
Si cet essai n’est pas un manuel d’insurrection politique, il aménage néanmoins un lieu d’intransitivité, un espace textuel où la finalité du projet littéraire réside en lui-même, car l’écriture semble être le dernier rempart contre un éventail de formes de violences perpétrées au nom de la sacro-sainte austérité. En cela, le livre trace l’ébauche d’une typologie de la violence symbolique, grâce à laquelle on comprend que les coups portés par les budgets, les lois fiscales, les réformes et les coupures sont autant, sinon plus violents que ceux portés par les sans-parts, lorsqu’ils déchirent la chemise d’un directeur des ressources humaines qui leur apprend qu’ils seront congédiés afin de sauver l’entreprise de la non-rentabilité.

Parler ne veut pas dire parlementer

D’un point de vue formel, on serait en droit de reprocher à cet essai sa charge de pathos un peu étouffante, qui atteint son point culminant au terme de cavalcades énumératives empreintes de lyrisme: «Je ne vous atteins pas, vous ne me percevez pas, mais nos impuissances respectives s’accompagnent comme le chien, le maître, l’enfant, la mère, les nuages, la pluie.» Il serait facile de ramener la littérature à des considérations esthétisantes qui feraient écran au propos. Le virus et la proie ne prétend pas jouer le jeu du discours politique, des politicailleries, comme a pu le faire la Lettre d’un député inquiet à un premier ministre qui devrait l’être (Lux, 2019), de Gabriel Nadeau-Dubois. Chez GND, on parle le langage des dominants, on nomme les êtres (François Legault), on convoque des événements de l’actualité en s’armant d’un appareillage de références: «J’aimerais pouvoir regarder les jeunes dans les yeux et voir dans leur regard que les gestes que nous avons posés, vous et moi, ne nous ont pas déshonorés.» Ici, le «vous et moi» est possible devant l’honneur, tandis que chez Lefebvre, le moi est impossible devant le vous, car il ne peut s’en remettre qu’à la théâtralité d’une lettre à la fonction poétique échevelée. C’est un moi mû par une parole chevrotante; la parole de ceux et celles qui, gêné·es par leur colère, furieux·ses d’être entravé·es par la gêne, ne parviennent à formuler qu’une puissance de refus, un «non» définitif lové au fond d’une pupille brillante de consternation. Pierre Lefebvre n’a plus foi en le parlementarisme, et il n’est pas seul.

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Pierre Lefebvre
Montréal, Écosociété
2022, 80 p., 18.00 $