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Une conversation indispensable

Une conversation indispensable

En prenant l’angle de ses relations avec les Canadien·nes, Lee Maracle aborde à la fois les continuations institutionnelles du système colonial et les formes ordinaires du racisme qui persistent à l’égard des peuples autochtones.

Essai

En prenant l’angle de ses relations avec les Canadien·nes, Lee Maracle aborde à la fois les continuations institutionnelles du système colonial et les formes ordinaires du racisme qui persistent à l’égard des peuples autochtones.

À l’orée de la première de ces Treize conversations (My Conversations with Canadians, Book*hug Press, 2017), le motif de la table nous accueille1. Cette table de chêne, qui trône avec ses dix chaises au milieu de la coop de femmes où vivait l’autrice Stó: l, «la première coop autochtone de l’ouest du Canada», plante le décor. Elle esquisse un espace de dialogue, celui par lequel Lee Maracle, décédée en 2021, souhaitait répondre aux questions reçues des Canadien·nes au fil des ans. Mais si ce meuble signale d’emblée un rapport d’égalité et une hospitalité propre à l’éthique autochtone des relations, on ne tarde pas à comprendre que cette bienveillance a été bafouée par le déni, la fausse candeur, la condescendance, la mauvaise foi ou l’appropriation persistante des interlocuteur·rices.

Le consentement au partage du territoire

La problématique du consentement, si pressante dernièrement, est actualisée ici en lien avec le territoire, cette possession jamais mise en question de la part des colons, tournée en appartenance qui serait maintenant consommée pour toujours. Maracle nous oblige à réaliser que la colonisation se poursuit, qu’elle n’est pas cette chose du passé qu’on pourrait «réconcilier», puisque celles et ceux qu’elle a enrichi·es continuent d’être riches, d’accroître leur capital autant économique que culturel, tandis que celles et ceux qui ont été dépossédé·es de leurs terres – et pendant si longtemps de leurs enfants, de leur langue, de leur culture – continuent d’être lésé·es, blessé·es, durablement désavantagé·es par un État qui a posé des mots sur leurs douleurs, reconnu en partie ses torts, mais n’a restitué ni équilibre ni justice.

«Les Canadien.ne.s pensent être nice, mais en vérité ils et elles détestent partager le pays avec nous. Quand ils et elles nous demandent d’oublier le passé et de nous intégrer, ils et elles expriment leur aversion à partager les ressources du territoire.» Et la traductrice de rappeler: «Étymologiquement, "nice" a été emprunté au latin "nescius", qui signifie "ignorant".»

La fausse innocence canadienne

Ce que l’essayiste dénonce, c’est la fausse innocence canadienne, qui prétend ne pas savoir que se perpétue au Canada une ségrégation évidente. Et c’est cette réputation internationale qui fait de nous un peuple pacifique – réputation qui gomme la violence de la prise de possession sur laquelle s’est construit le pays. Dans la haute opinion que les Canadien·nes ont d’eux et d’elles-mêmes, le Canada serait le «gentil» colonisateur, comparé à son voisin les États-Unis. Mais, demande l’autrice: «Comment un système colonialiste peut-il être meilleur qu’un autre?»

Maracle critique aussi le mythe du melting pot culturel, le fantasme d’un mélange des populations anciennes et nouvelles, y compris des tout·es récent·es immigrant·es, quand la réalité est celle d’une mosaïque où chaque communauté vit non pas ensemble, mais côte à côte, voire de façon soigneusement séparée. L’écrivaine relève le fait que l’identité canadienne est «inattaquable», et en même temps absente, en demande de l’Autre pour se définir, tandis que les modes de vie autochtones sont sans cesse sous la loupe.

Si l’on se sentira par moments irrité·e du portrait unilatéral ainsi brossé, il faut se rappeler qu’il est le pendant logique de celui de «l’Indien malcommode», comme l’a appelé Thomas King, qui continue de dominer les imaginaires. Et se souvenir qu’on a rencontré – qu’on a été parfois! – cette «nice Canadian lady» bien-pensante et qui croit bien faire, assise dans son ignorance crasse.

Une critique irréfutable

L’autrice se montre intransigeante, et ce n’est pas toujours plaisant de la lire: on préférerait ne pas être sujet·te à ces rappels, croire qu’ils s’adressent à d’autres. Puis on se rend compte qu’on profite soi-même de ces gains du territoire; qu’on a beau avoir la citoyenneté canadienne depuis peu, on bénéficie de ce système colonial, qui a établi sa richesse sur le dos des Premiers Peuples, au prix de leur exclusion, de leur exploitation; de la tentative de les détruire, de les réduire, de minimiser leur pouvoir.

Lee Maracle milite pour que nous apprenions à nous connaître.

Avant et en vue de toute réconciliation, il faut d’abord faire un travail de reconnaissance.

 

  • 1. Je voudrais souligner ici le travail de mon amie et collègue métisse Cindy Gaudet, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en rapports relationnels métis, pédagogie de la terre et bien-être, sur la Taab dii Faam Michif: elle m’a permis de reconnaître l’importance symbolique de cette table.
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Lee Maracle
Traduit de l'anglais (Canada) par Anne-Marie Régimbald
Montréal, Varia
Proses
2022, 186 p., 25.95 $