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Un feu intérieur qui ne s’éteint pas

Un feu intérieur qui ne s’éteint pas

Marie-Claire Blais, comme Réjean Ducharme, est enveloppée d’une aura énigmatique qui intrigue et attire.

Portrait

Marie-Claire Blais, comme Réjean Ducharme, est enveloppée d’une aura énigmatique qui intrigue et attire.

Blais

 

On ne touche pas au mystère, on le frôle. De loin. Les êtres mystérieux nous fascinent.

Quand nous finissons par deviner ou entrevoir ce qui se cache en eux, nous sentons qu’il ne faut rien dévoiler parce que cette zone personnelle a été précieusement sauvegardée et a pris, de ce fait, une dimension mythique.

Peu de gens sont allés «au-delà des apparences», comme a tenté de le faire Suzette Lagacé dans l’excellent documentaire du même titre. Mais est-il possible de cerner une femme qui se dévoile à peine et se dissimule, même, derrière des centaines de personnages? Marie-Claire choisit avec circonspection ce qu’elle veut bien révéler d’elle-même et à qui elle en accordera le privilège.

Plusieurs qui la voient à l’écran ou l’écoutent à la radio ne perçoivent d’elle que quelques facettes: l’écrivaine farouche, humble, solitaire, sévère, inaccessible, voire tragique. Combien de fois m’a-t-on demandé, sachant que j’étais son amie, s’il lui arrivait de rire et de sortir de sa solitude pour communiquer avec les autres? C’est vraiment mal la connaître.

En me choisissant pour écrire sur elle, elle m’a dit: «Parle surtout de toi», par pudeur et générosité ou… par crainte que je soulève trop le voile du mystère?

Avant l’amitié

Par quel hasard l’ai-je rencontrée?

Au terminus de Richmond, en 1976. Nous attendions toutes deux l’autobus pour nous rendre à Montréal. Elle vivait à Kingsbury et moi à Saint-Cyr, à une trentaine de minutes de distance en voiture. Nous allions chacune donner une entrevue. Pour elle, sa millième, peut-être, car elle avait déjà publié onze livres et reçu le prix Médicis. Pour moi, c’était une des premières à la suite de la publication de mon roman Les yeux d’eau.

À mon grand étonnement, Marie-Claire m’a invitée à m’assoir à côté d’elle après les présentations. Était-ce parce que je m’appelais Pauline, comme la Pauline Archange de son roman paru en 1968? Ou parce que je venais de lui dire, avec humour, que j’avais un manuscrit dans mon sac: un «manuscrit de Pauline à l’ombre de l’archange Michel»? Ou simplement par curiosité?

Elle m’observait furtivement, de biais; baissait discrètement les paupières. Puis, en tournant la tête vers moi, elle a plongé profondément son regard dans le mien, y devinant peut-être mes inquiétudes d’écrivaine débutante. Marie-Claire possède cet art d’entrer dans notre monde secret par de subtiles questions, de touchantes remarques, entrecoupées de longs silences embarrassants qu’il semble urgent de rompre. Elle hypnotise, fouille ensuite pour découvrir dans le flot de paroles et le langage gestuel, cet objet précieux, cette perle rare qu’est l’étonnante «raison d’être» de chacun, son désir le plus cher. En peu de temps, on lui ouvre l’espace le plus intime de son être par des confidences qu’on se surprend à lui faire.

— Je viens de perdre un être cher. Mon premier roman porte sur la musique et la mort.

Et je me suis racontée sans retenue. Marie-Claire écoutait religieusement, en parlant peu. En ponctuant à peine le récit… comme dans ses derniers livres.

«L’ange de la solitude» qui l’accompagne presque toujours venait temporairement de nous quitter, cet ange discret qui s’éclipse parfois pour lui permettre d’entrer en communion avec ceux qui deviendront ses personnages.

J’étais subjuguée quand nous sommes arrivées à destination. Surprise et touchée qu’elle me demande mes coordonnées. Était-ce par politesse, par amabilité? Je n’en savais rien, mais je pensais que cette rencontre exceptionnelle n’aurait pas de suite.

Pourtant, un beau dimanche, quelque temps après, elle a téléphoné pour nous demander, à mon conjoint et moi, si elle pouvait venir nous visiter avec Mary Meigs, Lucille Leduc, Suzanne Randal et Jacques Blanchette.

C’est ainsi qu’ils sont tous entrés dans notre maison dont la serre fleurie et odorante délirait de lumière dans un paysage de montagne grandiose et isolé.

C’était une journée de neige, de parfums et de feu.

Des bûches crépitaient dans le foyer. Les échanges se sont vite enflammés. Jacques Blanchette s’amusait à modifier sa chanson la plus connue: le ciel, cette fois, se mariait avec la neige.

Lucille Leduc s’intéressait au scénario inspiré de mon premier roman, tandis que Suzanne Randal examinait une sculpture de mon conjoint d’alors, Renaud Bergeron. Marie-Claire nous observait, en buvant du gin-tonic que la sage Mary nous a discrètement tancés de lui servir. Mary, l’ange gardien qui l’a protégée toute sa vie et qui l’entoure encore de son aile invisible et bienveillante.

Après leur départ, j’ai senti qu’une relation venait de s’établir, mais je ne pouvais savoir encore qu’il s’agirait d’une grande amitié.

Avec l’amitié

Peu à peu est apparue une femme chaleureuse, rieuse, amusée par toutes les prouesses verbales, les aventures loufoques, les récits délirants, les soirées excessives et les improvisations farfelues.

Je me souviens, avec émotion, de cette comédie musicale improvisée par trois voix — celles de Michèle Mailhot, Renaud Bergeron et moi — nos voix qu’elle écoutait en retrait, en notant mentalement nos répliques et nos sous-entendus, selon son habitude. Même en présence d’amis, Marie-Claire «travaille», comme elle dit. Elle n’écrit pas: elle travaille.

Ainsi les fêtes se sont multipliées pendant des années, dans le rire et l’enchantement: à Saint-Cyr, à Kingsbury, à Danville, au lac Denison, à Key West, à Paris, dans le Sud-Ouest de la France, dans nos appartements adjacents de la rue Saint-Denis, à Montréal. Chaque fois, malgré le décalage et la fatigue, elle prenait plaisir à raconter son plus récent voyage avec des détails savoureux.

Un bel après-midi de fin d’été, en revenant de Paris, Marie-Claire avait pris l’autobus de Montréal à Richmond où je l’attendais. Quand elle est entrée dans la voiture, j’ai senti qu’elle «portait» un nouveau personnage qui serait essentiel dans son œuvre: Renata, inspiré par une femme, Patricia, qu’elle venait de rencontrer en France. Nous avons beaucoup parlé d’elle et quand, quelques semaines plus tard, je l’ai à nouveau conduite à l’aéroport, elle m’a lu les premières pages de Soifs au bar où nous étanchions justement notre soif avec un bon vin blanc. C’est ainsi que je suis devenue la première lectrice de ce qui allait devenir une série de dix volumes. Pendant quatre ans et demi, tous les deux ou trois jours, elle m’a envoyé, de Key West, par fax ou par la poste, les pages qu’elle écrivait. Plus tard, elle m’a présenté Patricia et plusieurs «sources vivantes» de son inspiration.

Lors de nos rencontres à la campagne, elle a continué à me lire le manuscrit de Soifs à voix haute. Et plusieurs autres, après. À tour de rôle, nous lisions ainsi nos textes. Je lui ai lu les poèmes de L’œil sauvage dont elle a écrit un beau commentaire pour la présentation du livre. Il en a été de même pour le conte Le papillon de Vénus — réédité sous le titre Le fil invisible — dont elle a signé la préface. Elle m’a dit cette phrase extrêmement touchante, reprise en quatrième de couverture: «C’est une comète de lumière dans un monde de ténèbres.»

Nos séances de lecture étaient toujours précédées de joyeuses agapes et suivies de confidences inoubliables. Nous parlions en toute amitié et sincérité des êtres que nous aimions et avions aimés. Ces absents se promenaient avec tendresse et parfois avec regret dans nos souvenirs. Ils étaient entrés et sortis de nos existences, forcés par la mort ou la vie, comme des personnes dont les traces restent à jamais ancrées en nous. Nous les ressuscitions à notre façon pour nous rassurer sur le mystère de vivre, de souffrir et de disparaître.

Remplies de discussions animées sur les forces obscures et lumineuses qui s’affrontent dans le monde, ces soirées rompaient momentanément la solitude que nous vivions la plupart du temps chacune de notre côté.

Pour l’alléger, nous échangions chaque soir longuement au téléphone. Je lui chantais même les chansons que j’écrivais pour de nouveaux spectacles en France à l’occasion de remises de prix littéraires.

À combien de ces spectacles n’a-t-elle pas assisté avec sa fidélité habituelle? Toujours elle stimule ceux qui ont le courage de «se» créer, de s’engendrer eux-mêmes à travers leur art ou leur passion. Les liens qu’elle crée sont durables, mais très souvent distanciés. On la déifie. Certaines personnes m’ont suppliée de trouver un moyen pour leur permettre de s’approcher d’elle. Comme d’un être sacré.

Elle a aussi une affinité exceptionnelle, presque occulte, avec les chats. De tous ses siamois, Mouser a été le roi. Marie-Claire avait la certitude qu’il était la réincarnation d’un génie. J’ai eu l’ultime honneur d’être nommée la marraine de ce phénomène et de le garder souvent chez elle en son absence. Sa patte empruntait ma main pour écrire à sa divine maîtresse. Des dizaines de fax signés par lui en font foi!

Après toutes ces années, je sais que Marie-Claire est aérienne comme son nom le suggère: elle est emportée par une inspiration, un souffle puissant qui lui permet de voyager par son imagination, sa sensibilité et son écriture d’un pays à l’autre.

Elle est habitée par un feu intérieur qui ne s’éteint pas, contrairement à ceux qu’elle tisonnait avec patience dans le foyer de sa maison de campagne. Son écriture échappe au courant des modes; sa vie, aux contingences matérielles. Son style prend le rythme ininterrompu de l’océan qu’elle contemple chaque jour. Elle vogue sur une vague de reconnaissance qui ne l’abandonne pas.

Il faut admettre qu’elle a l’art de créer sa vie comme un roman. Et Marie-Claire Blais n’est-elle pas elle même tout un personnage? ♦

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