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Un contrepoint dans le journal

Un contrepoint dans le journal
Le reportage littéraire au Québec
Dossier
Le reportage littéraire au Québec

Voici un petit livre qui m’entraînera dans une longue recherche, une enquête de plus de dix ans dans les journaux et la littérature québécoise. C’est un recueil de textes écrits par Gabrielle Roy, qui s’intitule Fragiles lumières de la terre. Pour le moment, rien n’est commencé. Le recueil traîne sur ma table de chevet pendant l’été qui précède le début de mon baccalauréat en littérature. C’est un livre entré dans ma vie par hasard (une professeure au cégep le donnait dans un tirage à la fin de la session d’hiver 2009). Quelque part entre ses pages, je découvre la description de Masha. Elle est debout devant la plaine, au milieu des pavots, des giroflées et des pétunias sur des terres à peine défrichées au fond de la Saskatchewan en 1942. Elle cultive un jardin au bout du monde. Et c’est elle dont Gabrielle Roy dira qu’elle n’a cessé de lui demander de raconter sa vie.

Avec Masha se présentent d’autres immigrants de l’Ouest et d’autres figures dont les visages me captivent instantanément dans le recueil de Roy. Annie à Dawson Creek. Martha, mennonite, encore à s’inquiéter des tourments des autres sur son lit de mort. Élias, pêcheur en Gaspésie, et son fils, qui partira au front. Les reportages de Gabrielle Roy exercent un pouvoir. On dirait qu’ils ne se sont jamais totalement affranchis du journal. L’écriture a quelque chose d’immédiat, de vif. Elle reste patinée par le terrain, destinée à quelqu’un d’autre que moi, à un autre présent, à un moment passé. Et cette singularité du texte journalistique qui nous entraîne vers l’arrière n’est pas banale. Elle contribue aussi à cette émotion très particulière, celle d’atteindre une autre expérience, un autre
lieu, un autre temps.

François Ricard dit que Gabrielle Roy est l’une des rares journalistes au Québec à s’aventurer loin des salles de rédaction à l’époque pour se livrer «au désordre et aux surprises du monde.» Une autre chercheuse me confie la même chose: «En dehors de Gabrielle Roy, tu ne trouveras pas de grands reportages en littérature au Québec.»

Malgré cela, je suis tentée d’en chercher, de faire mon doctorat sur le reportage littéraire au Québec, de dénicher des reporters écrivains. Je traverse l’histoire de la littérature québécoise. Je fouille les journaux numérisés. Les microfiches. Les microfilms. J’use mes yeux sur des bandes noircies qui défilent. Je retourne les traces d’une autre époque en déroulant dans mes mains des dizaines et des dizaines de bobines. Je cherche des reportages littéraires avant le développement de l’édition à partir de la Deuxième Guerre mondiale, avant l’arrivée de la télévision. À force de passer mes journées à la collection nationale, je vois des journaux partout. Je les imagine tapisser la vie des gens, leur quotidien, leurs rues, leur maison. Je suis submergée par l’immensité de la masse de textes devant moi.

Plus le temps passe, plus le sentiment s’estompe cependant, remplacé par une évidence qui provient des textes eux-mêmes. Au milieu des faits divers, des chroniques politiques et des publicités, les reportages littéraires créent un contrepoint dans le journal. Quelque chose dans leur construction ralentit la lecture. Quelque chose nous happe. «Puis la steppe et encore la steppe qui se perd de tous côtés à l’horizon et qui suscite dans l’âme des pensées de l’infini: la steppe sans fin, où rien ne vit que les blés et les seigles, où rien ne passe que les vents et les pluies.» Je note chez le reporter Lorenzo Prince en pleine course autour du monde en 1901 la même attention que chez Gabrielle Roy pour les espaces immenses et vides où l’imagination se déploie sans frein.

Peu à peu, les exemples s’accumulent. Je lis des reportages signés par Hector Berthelot, Jules Fournier, Auguste Fortier, Gilbert LaRue, Paul Caron, Emile Benoist… Leur rapport au terrain change selon les décennies auxquelles ils appartiennent. Dans les années 1930, les reporters s’immergent parfois dans le réel au point de se perdre en lui. Le reporter Jean-Louis Gagnon fait des rêves délirants alors qu’il est en immersion dans un camp de travail de chômeurs après la crise de 1929: «Je traverse comme une flèche dix-sept camps sous dix-sept noms différents. Je fais le tiroir d’un marchand et quatorze métiers. Et je m’enfonce dans la nuit, à cheval sur un tender lancé à perdre haleine, pendant que peu à peu la suie, la misère et la rubbing me saoûlent.»

Biron

Dans ce répertoire, les noms de femmes deviennent de plus en plus nombreux. Eva Circé-Côté, Anne-Marie Gleason, Georgina Bélanger… Je croise dès le début du siècle des chroniqueuses qui ne rêvent que d’une chose: sortir des cases féminines et aller sur le terrain. Robertine Barry nous dit bien qu’elle emprunte des sujets réservés aux hommes pour ses propres chroniques: «On permet au chroniqueur à barbe de traiter à peu près tous les sujets, mais il est des sentiers où, nous, femmes, ne pouvons nous aventurer à moins de relever le bas de nos jupes afin de ne pas les traîner dans la boue, et c’est ce que plusieurs n’aiment pas à faire.» Allant au-devant des obstacles, elles avancent. Elles aussi, elles se mettent les pieds dans la boue, retirant parfois même leurs jupes: «Tout à coup, ma curiosité a été la plus forte. J’ai couru revêtir mes pantalons de chasse et, les pieds enfoncés dans des bottes, les cheveux soigneusement relevés et enfouis dans un vieux feutre non moins pittoresque que les leurs, je suis partie, moi aussi, pour la drave! Oh! le plus discrètement du monde.» C’est Éva Senécal que vous venez de voir s’éloigner à la suite de draveurs, changée dans des habits d’homme, se glissant «le plus discrètement du monde» sur le chemin du reportage.

Voici donc ce que dix ans de recherche m’ont permis de découvrir. Voici un grand répertoire de textes qui nous a longtemps échappé. Voici le travail de terrain des écrivains et des écrivaines. Leurs reportages nous offrent un regard différent sur l’espace et le territoire, mais ils supposent surtout un autre rapport au temps. Ils créent du relief dans la mer des journaux publiés, une saillie dans le quotidien. Ils révèlent aussi certaines contributions encore insoupçonnées de l’écriture des femmes, qui font entrer dans le journal tout un pan de la sphère privée. Car elles s’attardent aux intérieurs de maison, aux vêtements, à la vie amoureuse, au caractère intime de l’existence. Il faut lire, par exemple, les portraits que Germaine Guèvremont fait de cordonnières, couturières ou tanneuses, comme Madame Aubin qui fabrique des chaussures: «Madame Aubin entreprit de faire une paire de souliers de bœuf à sa petite fille de trois ans. Elle y réussit tellement bien qu’une amie en voulut à son tour. Bientôt cela fit boule.» On n’a pas prêté attention aux femmes reporters, parce que les souliers de bœuf de Madame Aubin appartiennent au décor d’une vie intérieure associée à un autre registre temporel, à un temps qui n’a pas la même valeur, qui n’est pas perçu comme lié aux grands évènements. Elles écrivent pourtant elles aussi sur la réalité.

Au fil de ma maîtrise et de mon doctorat, le répertoire de textes et de noms s’est agrandi pour accueillir plus d’une centaine de reportages littéraires. Pourtant, au terme de ce parcours, je reste assez d’accord avec les chercheurs et chercheuses avant moi qui ont répété qu’il n’y avait pas vraiment de grands reportages en littérature au Québec. Du moins, pas au sens de ce qu’on attendait, pas au sens du grand reporter à la française ou à l’américaine, pas au sens de ce héros du journal que l’histoire de la colonisation et des guerres a contribué à mettre sur un piédestal.

Ce qui s’écrit ici ne ressemble en effet pas du tout aux textes d’Albert Londres ou d’Emmanuel Carrère. Or ce n’est pas un constat triste ou affligeant, au contraire. L’histoire littéraire du reportage est celle d’une forme situant l’écrivain au plus près du réel, dans un désir maintes fois renouvelé depuis la naissance des journaux d’information de capter et d’enregistrer le monde. C’est moi qui ai écrit cette phrase des dizaines de fois au cours des dernières années. Je l’ai transcrite dans des carnets, dans des conférences, dans des cours à l’université pour essayer de comprendre ce qui nous avait échappé.

Sophie Létourneau nous dit qu’«on trouve peu d’œuvres montrant la complexité romanesque d’un grand reportage littéraire chez les écrivains québécois». Ceux-ci préfèrent, ajoute-t-elle, «des formes plus marginales, plus échevelées, à même de rendre compte des marges du réel.» Elle remonte à l’histoire du cinéma direct, à l’ONF, à Pierre Perrault, et propose des liens riches qui nous enjoignent de poursuivre la réflexion. Perrault écrit qu’il retourne vers les poètes et les voyageurs qui ont su lui révéler l’observation du monde: «J’emprunte leur regard qu’il m’importe de prolonger si possible, de fréquenter, de poursuivre comme une trace.» Pendant des années, j’ai suivi les fractales de cet écart entre la définition du reportage littéraire et les écritures de terrain au Québec. J’en ai tracé le plus précisément possible les contours. Aujourd’hui, j’ai envie de reprendre du début et de m’éloigner encore davantage des définitions qui ont oblitéré ce corpus. J’ai envie d’arpenter les textes de nouveau, de les prolonger, de les fréquenter et de poursuivre encore plus loin la trace de celles et ceux qui sont allés sur le terrain.

 

Gabrielle Roy, Fragiles lumières de la terre, Montréal, Éditions Quinze, 1978.

 


Titulaire d’un doctorat sur l’histoire du reportage littéraire au Québec, Charlotte Biron est actuellement chargée de cours et chercheuse postdoctorale à l’Université de Montréal. Elle est l’autrice de l’ouvrage Mavis Gallant et Gabrielle Roy, journalistes (Codicille, 2016). En 2022, elle fait paraître Jardin radio, un premier roman autobiographique, au Quartanier.

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