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Un ciel sans limites

Dossier

L’idée de ce dossier ne m’est jamais venue. Il me semble avoir toujours attendu qu’on me parle, au Québec, de la non-fiction. Et qu’on m’en parle bien.

Comme Daphné B. et Laurence Côté-Fournier, je me suis longtemps crue seule à m’intéresser aux écritures du réel. La première fois que j’ai entendu parler de nonfiction, j’étais à Vancouver, j’avais quinze ans et je regardais les titres qui figuraient dans la bibliothèque de Maria, la dame chez qui je séjournais, lorsqu’elle m’a dit: «Il y a très longtemps que je ne lis que de la nonfiction.» J’ai mis quelques secondes à comprendre ce qu’elle voulait dire, avant de me bricoler moi-même une définition de ce qu’était la nonfiction: un livre qu’on prend plaisir à lire quand bien même et parce que ce n’est pas une œuvre d’imagination.

Je me souviens d’avoir pressenti qu’un jour, moi aussi, je ne lirais que de la non-fiction. Pas que je n’aime pas les romans, même s’il est venu un temps dans ma vie de lectrice où j’ai eu envie d’autre chose qu’une histoire avec des bonhommes dedans (comme est venu un âge où j’ai cessé de regarder les comiques le samedi matin).

Non, si je lis surtout de la non-fiction aujourd’hui, c’est avec l’avidité de celle qui a trouvé ce qu’elle a longtemps cherché dans la littérature. J’ai souvent en tête ce sketch de Passe-Partout dans lequel on voit un certain Jean Leclerc répéter «C’est pas ce que je cherche» jusqu’à ce qu’il trouve, enfin, sa main. La non-fiction, c’est ma main. C’est littéralement ma main qui tient un livre, ma main qui écrit.

Je ne suis pas en prison: je ne lis pas pour m’évader. Je n’ai rien à faire d’un livre comme d’une pelle, d’une lime ou d’un hélicoptère. À chacun·e ses plaisirs, bien sûr. Mais le désir d’évasion des un·es n’invalide pas le désir d’exploration des autres. Car il s’agit bien, dans la non-fiction, d’explorer le réel et les formes pour le dire. J’ai souvent cette impression que l’on confond trop facilement le travail artisanal qu’est l’écriture d’un livre (le craft) et le travail d’imagination. Ce n’est pas parce qu’un·e écrivain·e n’invente rien qu’il ou elle échoue à sa tâche.

À l’inverse, je n’ai aucune fascination pour les histoires basées sur des faits vécus. Je me demande parfois si le soupçon qui pèse sur la non-fiction au Québec vient aussi de cet avertissement précédant certains films et téléfilms diffusés à TVA, comme si Le feu de mon père (Michael Delisle) et Last call les murènes (Maude Veilleux) s’adressaient au même public que Titanic ou Des fleurs sur la neige. La non-fiction n’est pas une copie cheap de ce qui s’est passé: comme toute littérature, la non-fiction poursuitune quête esthétique.

Et c’est cela que je cherche dans les livres: une manière de dire, de raconter, de réfléchir qui me sort des sentiers battus. Ce n’est pas parce qu’une histoire a été imaginée qu’elle ne remâche pas des clichés. De la non-fiction, j’aime que dans ses moments forts, elle permette à ses praticien·nes d’explorer des territoires méconnus. Depuis Gabrielle Roy, comme le raconte Charlotte Biron dans son texte, combien d’écrivain·es s’attachent ainsi à revisiter les régions du Québec? Celles d’où l’on vient, Autochtones et allochtones, comme celles où l’on s’installe, en exil. Je me plais souvent à imaginer une carte de la province où l’on trouverait, à la place des noms de villes ou de régions, des titres: Fourrer le feu (Casselman), Là où je me terre (Montréal), Taverne nationale (Granby), Un livre sur Mélanie Cabay (Grand-Mère), Journal d’un bibliothécaire de survie (Saint-Gédéon), Shuni (Uashat), Les murailles (La Grande). Loin de se «borner» au réel, la non-fiction est une invitation à repousser les limites du monde connu.

C’est ainsi qu’il faudrait également approcher «les écritures de l’intime»: comme une exploration d’un territoire méconnu. Que ce territoire soit intérieur, qu’il relève de la vie de l’auteur·rice ne change rien à l’affaire. Nous sommes aussi redevables à Céline Huyghebaert de cartographier le deuil de son père (Le drap blanc) qu’à Christine Beaulieu d’enquêter sur une société d’État (J’aime Hydro). Mieux: c’est la même Louise Dupré qui revisite le souvenir de sa mère (L’album multicolore), qui se rend à Auschwitz et Birkenau (Plus haut que les flammes). Encore mieux: c’est dans le même reportage qu’Alex Noël parle de son enfance à Trois-Rivières comme de la fermeture de l’usine Fruit of the Loom («Les femmes invisibles»). Et dans le même livre aussi que Valérie Lefebvre-Faucher parle d’elle-même, des muses oubliées de la littérature, des ami·es qui pensent avec nous et avec Marx (Promenade sur Marx, qu’illustre bellement Clément de Gaulejac dans ce dossier). Il faut cesser de situer «les écritures de l’intime» sur le terrain de l’ego, cesser de les réduire à cet infâme bobo gratté, quand elles sont aussi le lieu d’une recherche, qui a parfois pour but de renouer avec cette inconnue qu’est l’adolescente qu’on a été (comme dans le beau texte que Gabrielle Giasson-Dulude nous a confié).

Et c’est cette recherche, ce travail dont j’ai toujours souhaité qu’on me parle lorsqu’il est question des écritures du réel. Cela ne sert pas à grand-chose de résumer l’histoire d’un livre ou sa prémisse. Devant une œuvre non fictionnelle, j’aimerais qu’on apprécie le brio avec lequel son auteur·rice ferraille avec le réel plutôt que de s’émerveiller du fait qu’il ou elle «mélange» les genres – de l’autobiographie, de la poésie, de l’essai. À ce sujet, j’ai des petites nouvelles pour les lecteur·rices de Lettres québécoises: en non-fiction, ce mélange des genres n’a rien d’étonnant. Il est même attendu. C’est ce qui rend les écritures du réel si excitantes comme ce qui explique leur place à l’avant-garde de la littérature aujourd’hui: elles sont le lieu de tous les possibles.

J’ai si hâte qu’on en finisse avec ce fantasme qu’il y aurait, d’une part, ce qu’il convient de faire et d’être, ce à quoi nous devrions toustes aspirer et, d’autre part, ce qui s’en écarte et dont on peut dès lors se gausser. En littérature, nous n’avons pas fini d’en découdre avec la domination du roman, qui demeure pour la majorité des gens l’étalon-or, comme le rappelle Daoud Najm. Et cet étalon, c’est un texte long, fictif, narratif, suivi, porté par un personnage principal dont on suit la trajectoire dans un monde vraisemblable. Qualifier de «roman» une œuvre qui diffère de cette définition par un aspect ou un autre n’en fait pas un chef-d’œuvre. Cela participe plutôt de notre incapacité à voir et à décrire un texte non fictionnel pour ce qu’il est. Toutes ces fois où j’ai entendu une bonne âme enthousiasmée par la lecture d’un livre qui n’avait rien de romanesque affirmer que c’est si bon qu’on croirait lire un roman, toutes ces fois où une œuvre non fictionnelle gagne le prix du meilleur roman (et je m’inclus là-dedans) ont fait naître chez moi l’urgence de présenter la non-fiction pour ce qu’elle est, certes, mais surtout pour ce qu’elle fait.

Oui, il me semble avoir toujours espéré qu’on m’amène dans la fabrique des écritures du réel. Qu’on m’explique, pour reprendre les mots de Maude Pilon, «comment l’ouverte». C’est dans cette optique que nous avons élaboré, Alex Noël et moi, ce dossier, en invitant, d’une part, des écrivain·es féru·es de diverses techniques de documentation à nous parler de leur démarche d’écriture. Si la grande part des écritures du réel s’ancre, au Québec, dans la réminiscence, quantité d’œuvres fortes ont été écrites à l’aide d’autres techniques: l’entrevue, le terrain, la performance, le recours aux archives, la notation et – merci à Paul Kawczak – le ready-made, que le visuel de ce dossier, proposé par Marc-Antoine K. Phaneuf (mon amour à la ville), amplifie à sa manière.

Nous avons d’autre part demandé à quelques penseur·ses que nous savions intéressé·es par la non-fiction de réfléchir à sa place dans notre littérature. D’où vient que le discours critique peine à parler des écritures du réel, alors que celles-ci sont à ce point importantes tant par le nombre de publications que par le succès que beaucoup de ces œuvres connaissent? Je veux penser qu’une constellation d’œuvres non fictionnelles est apparue dans le ciel de notre littérature, que nous sommes de plus en plus nombreux·ses à pointer du doigt. On peut lire ce dossier comme un petit manuel à l’usage de celles et ceux qui se demandent comment nommer cette constellation.

Il va de soi que le ciel ne saurait tenir dans ce dossier. Nous aurions aimé parler de l’effervescence du théâtre documentaire. Nous aurions aimé parler de ce qui se fait du côté de la bande dessinée. Nous aurions aimé parler un peu plus de pratiques poétiques (à l’image de celle de Ouanessa Younsi). Nous aurions aimé que plus de voix issues de la diversité acceptent notre invitation à partager leur rapport à cette idée d’une littérature du réel. Vous ne trouverez ici que quelques-unes des étoiles qui brillent pour nous. Mais sachez que notre ciel est sans limites.

 


Sophie Létourneau est écrivaine et professeure de littérature à l’Université Laval. Elle s’intéresse aux écritures du réel. À ce jour, elle a publié quatre livres: Polaroïds, Chanson française, L’été 95 et Chasse à l’homme, qui a remporté le Prix du Gouverneur général.

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