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Un cheval tire jusqu'à l'écartèlement

Un cheval tire jusqu'à l'écartèlement

Que ceux qui m’aiment me sauvent, d’Alexandre Dostie, place la poésie dans un abri sans danger, dans un lieu de confidences et d’aveux. Mais comment s’en sort le poème quand la véritable menace est l’instance qui le compose?

Poésie

Que ceux qui m’aiment me sauvent, d’Alexandre Dostie, place la poésie dans un abri sans danger, dans un lieu de confidences et d’aveux. Mais comment s’en sort le poème quand la véritable menace est l’instance qui le compose?

D’une partie à l’autre du dernier recueil d’Alexandre Dostie, le geste d’écriture est emporté par une parole vive et colorée qui se rapproche de la déclamation théâtrale. Une voix obstinée guide la langue qui construit chaque texte, la réduisant à ce qu’elle est avant toute chose, à savoir un organe, un muscle qui s’exerce jusqu’à l’épuisement: «c’est l’obscurité qui redonne la vue / à des gars comme moi / pis juste de l’écrire c’est faite / j’m’en vas manger vos chevals».

Mû par un mal-être et une culpabilité pathétiques, le «je» qui perd haleine dans Que ceux qui m’aiment me sauvent le fait étonnamment au nom d’une honnêteté si prompte qu’elle permet, à la lecture, de s’identifier aux énoncés les plus intimes.

En parlant, en écrivant

Vu le parcours artistique de Dostie, il n’est pas étonnant que l’oralité, la voix et la parole occupent une place centrale dans la plupart de ses œuvres littéraires. Diphtongaisons, répétitions, déplacements grammaticaux; la vigueur de Que ceux qui m’aiment me sauvent se concentre notamment dans une langue québécoise transposée à l’écrit sans aucune médiation:

ben c’est correct
mais laissez-moi me défendre

une chaloupe qui varse
ça reste un naufrage

pis peut-être que j’me naye avec mes
   grands gestes
pis peut-être que c’est juste des bye-
   bye

Là où plusieurs ont commis un faux pas en investissant la mode contemporaine de la poésie de l’oralité, Dostie s’aventure sans avoir besoin de se justifier. L’aplomb des images qui en ressortent parle de lui-même:

j’espère une trouée, un trou
qui me laisserait coquille
qui me ferait carlingue vide
qui m’éviterait la tache indélébile
de l’écrasement

Grâce à la typographie, l’écriture sort des figures stylistiques qui sont souvent associées au joual québécois: elle crée des scènes poétiques ayant leur propre univers, leur propre langue. C’est dans le plus profond de la misère de l’instance narrative que le spectacle se révèle le plus beau; c’est lorsque le poème est le plus mal en point que les images crient le plus fort.

Le bum, le p’tit criss, l’ostie de lâche

Que ceux qui m’aiment me sauvent raconte, d’un point de vue névralgique, ce qui arrive après une catastrophe, après l’inévitable. À la fois dur et vulnérable, impuissant et redoutable, l’imaginaire que le poète déploie tombe par moments dans le piège de la plainte et de l’apitoiement. En effet, il devient difficile d’éviter plusieurs lieux communs thématiques lorsqu’une telle sensibilité est le phare de l’écriture: «vas-y / tiens-moi croche mon cœur /
car elle zigzague l’amour […] / fait que vas-y mon amour / serre-le fort mon corps / tiens-le croche mon cœur». À certains endroits, Dostie serait-il trop près de ce qu’il crée? Quelques légères maladresses auraient-elles pu bénéficier d’une distance objective? Ce sont néanmoins trop peu d’égarements pour que le livre perde de sa puissance à la lecture.

Entre des paroles de chansons, des citations de films, des émoticônes et des noms de chevaux de course, les références à une culture populaire bien spécifique abondent. Une culture que l’on pourrait croire sortie d’une taverne en bordure d’autoroute, d’une fin de semaine de pêche entre un père et son fils: «les régions du Québec ont pas besoin d’toé / ni de ce que le monde en pense su’ton île / pour être su’a map // les régions / c’est la map». Une culture populaire issue de la tête d’un «bum», d’un «p’tit criss», d’un «ostie de lâche» qui quitte sa campagne et sa forêt, le cœur gros.

Après Shenley (L’Écrou, 2014), Que ceux qui m’aiment me sauvent confirme que la poésie d’Alexandre Dostie va de pair avec sa finesse cinématographique. À travers des images méticuleusement construites et une langue exubérante, le recueil jongle avec la douleur et la colère, et montre qu’une brillance peut jaillir, même du plus profond des ténèbres, même du fond du baril.

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Mégane Desrosiers
Montréal, Ta mère
2022, 136 p., 20.00 $