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Un acte qui les rassemble

Des criminologues et un auteur de bandes dessinées s’unissent pour rendre accessible une étude universitaire sur le suicide.

Bande dessinée

Des criminologues et un auteur de bandes dessinées s’unissent pour rendre accessible une étude universitaire sur le suicide.

À la fois objet de fascination et tabou social, le suicide est rarement abordé dans une perspective sociohistorique. C’est notamment pour cette raison que l’étude des criminologues Isabelle Perreault, André Cellard et Patrice Corriveau, qui examinent les motifs et les contextes des suicides scénarisés au Québec, se démarque. Leur recherche se distingue aussi par le moyen de diffusion privilégié: ielles ont collaboré avec Christian Quesnel afin de créer une bande dessinée.

Un projet «méta-ambitieux»

Intitulé Vous avez détruit la beauté du monde, l’album recense des cas de suicides représentatifs de leur époque, et d’autres qui font figure d’exceptions. Les auteur·rices mettent aussi de l’avant la portée symbolique et les enjeux des gestes posés par la personne suicidaire avant qu’elle commette son acte. Les exigences et les étapes de leur travail prennent une place importante dans le livre, dont la narration s’appuie sur de très nombreuses mises en abyme. Ce procédé plutôt audacieux, s’il permet de passer des scènes racontées aux préoccupations des chercheur·ses, perd en efficacité à force d’être expliqué et revendiqué.

En fait, ce projet mené à quatre têtes aurait gagné à être porté par une narration plus serrée et par une voix assumée qui n’a pas à nous transporter dans la salle de classe des criminologues, où de jeunes étudiantes fixent leurs cellulaires. Ces insertions paraissent d’autant plus superflues que les différentes études de cas ne sont pas présentées de manière égale: certaines, rapidement énumérées, font l’objet d’une case, tandis que d’autres s’étendent sur plusieurs pages, sans que ce choix soit explicité. Si on peut comprendre que beaucoup des contenus scientifiques doivent être véhiculés en peu d’espace, et que des enjeux éthiques s’imposent quand il est question de représenter des suicides, il n’en demeure pas moins que le rythme de l’album n’est pas toujours bien calibré, et qu’il est difficile de saisir ce qui incite les auteur·rices à privilégier un cas plutôt qu’un autre.

Une recension à approfondir

L’ouvrage offre ainsi une analyse des suicides survenus au Québec plutôt qu’une analyse qui approfondit ce que le suicide a pu signifier pour la personne l’ayant scénarisé et perpétré. Sans forcer des interprétations et des rapprochements entre les cas, certains exemples auraient dû être mieux contextualisés, notamment le suicide d’Huguette Gaulin, poète qui semble avoir été choisie pour ficeler la narration de l’album, puisqu’on lui doit le titre du livre. «Vous avez détruit la beauté du monde!» est effectivement la dernière phrase qu’elle a hurlée avant de s’immoler par le feu, en 1972, sur la place Jacques-Cartier, à Montréal, acte performatif dont on peut difficilement évacuer les considérations politiques et esthétiques. Je trouve aussi incroyable (bien qu’on estime «[…] qu’en l’entrainant [sic] vers la mort, son geste allait la rendre immortelle») que les auteur·rices accordent autant d’importance à l’hommage de Luc Plamondon, sa chanson Hymne à la beauté du monde, interprétée par Diane Dufresne, étant décrite comme «l’une des œuvres les plus fortes de la culture québécoise». Gaulin n’est pas la seule artiste dont le suicide fait partie de l’œuvre – ou, du moins, dont le suicide a été réfléchi à la manière d’une performance. Il y aurait eu matière à établir des liens avec le Néerlandais Bas Jan Ader: sa dernière performance a consisté à disparaître dans l’Atlantique. Cela revient à la pertinence d’une analyse plus poussée sur ce que le suicide a pu avoir comme signification culturelle et sociale pour les gens qui l’ont commis. Était-ce le point de vue dont le livre avait besoin?

Malgré ces failles (dont une impardonnable coquille dans le nom de Nelly Arcan), je ne suis pas surprise que Vous avez détruit la beauté du monde ait rapidement attiré l’attention du public et qu’il ait reçu des critiques élogieuses. En effet, les auteur·rices ont joué d’audace pour diffuser leur recherche sur un sujet aussi délicat que le suicide. Il n’est pas toujours évident d’éviter le sensationnalisme et une esthétique gore quand il est question d’un tel sujet. Ielles sont tout de même parvenu·es à développer leur collaboration dans une approche à la fois sensible et scientifique. L’album fait ainsi œuvre utile en honorant la mémoire des personnes qui se sont enlevé la vie. Il permet aussi de mieux entrevoir le suicide dans sa dimension sociale et humaine.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Isabelle Perreault, André Cellard, Patrice Corriveau, Christian Quesnel
Montréal, Moelle Graphique
2020, 72 p., 34.95 $