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Tuer les hommes, s’émouvoir du coucher de soleil

Tuer les hommes, s’émouvoir du coucher de soleil

Et s’il ne suffisait que d’un événement, d’un ressac du destin, pour que la violence qui était là, latente, se déploie dans toute sa sanglante puissance?

Roman

Et s’il ne suffisait que d’un événement, d’un ressac du destin, pour que la violence qui était là, latente, se déploie dans toute sa sanglante puissance?

Le premier roman de Gabrielle Lisa Collard est une œuvre téméraire, où le mal, dans son expression la plus primaire, côtoie la beauté. Un roman bref et puissant, fondamentalement dérangeant, certes, surtout quand il nous fait fréquenter l’horreur, mais peut-être encore plus lorsqu’il nous éblouit par sa poésie.

La narratrice est une femme antisociale qui a développé dès l’adolescence un passe-temps des plus malsains: observer tout le voisinage, puis s’introduire par effraction chez les gens pour fouiller et analyser les moindres détails de leur vie. Elle est fascinée, obsédée même, par le quotidien rythmant la vie des êtres humains lorsque personne ne les voit.

Alors qu’elle s’immisce dans les domiciles de tout un chacun, elle se retient de leur faire du mal. Pendant de longues années, cette pulsion-là, qu’elle nomme «son monstre», son «besoin de tuer», demeure dormante. Entre autres parce qu’elle est «paresseuse». Mais aussi parce que la présence rassurante de Roi, son vieux chien, à qui elle voue un amour et une patience sans borne, l’apaise.

Aimer les animaux, pas les humains

Si Roi inspire à la narratrice douceur, compassion et dévouement, les êtres humains ne provoquent pas chez elle de tels sentiments, bien au contraire. Elle évolue en marge des codes sociaux, des interactions humaines et des conventions, sur lesquels elle pose un regard cruel:

Mais pour une raison qui m’échappe, j’ai toujours eu peur de prendre conscience trop tard, trop vieille, que la vraie vie, c’était de boire des drinks fruités sur des terrasses, dater mille personnes, déguster des fromages fancy dans un parc submergé de Français assis sur des couvertes. J’haïs ça, pourtant, et me mouvoir parmi les gens m’use; chacun d’eux est une aiguille qui m’égratigne la peau.

Lorsque son fidèle animal de compagnie meurt de vieillesse dans son sommeil — une mort comme elle en avait rêvé pour lui —, la digue lâche, le monstre n’est plus contenu, la violence se déploie, gratuite, totale, insupportable: «[L]e fil neuronal qui connecte la douleur avec la violence dans ma tête est trop court. Pourquoi je suis comme ça? De qui je l’ai appris?»

La fable, qui glace parfois le sang — certains passages sont très explicites, d’une violence froide et minutieuse; j’ai sauté quelques lignes, étourdie —, est aussi parsemée de passages plus lyriques:

Quand t’as vu naître et mourir assez de jours pour constater que les couleurs de la nature s’agencent à la perfection, que les patterns des nuages se trouvent aussi dans l’eau, l’air et le sang, que des ouragans habitent nos iris et que la peau du dos des mains se fendille comme la surface des déserts. Je croyais savoir ce que ça signifiait d’être dépassée par la beauté des choses, quand j’étais plus jeune, de m’étouffer sur elle comme on mange une vague en pleine face, mais j’avais pas encore appris que, derrière le chaos, il y avait l’harmonie.

La plume moderne et magnifiquement fluide de Gabrielle Lisa Collard rend cette histoire supportable. Ça, et le fait qu’elle arrive, de manière assez troublante, à nous faire ressentir de la compassion pour cette narratrice hautement dérangée: «J’étais sweet, et blonde, et rondelette, je voulais juste me faire dire que j’étais belle pis que je chantais bien. Qu’on me parle doucement quand j’étais triste ou que j’avais peur, c’est-à-dire à peu près tout le temps. Vous réalisez pas, câlisse, à quel point c’est effrayant, de vivre, quand on est petits?»

Malgré mes quelques réserves sur la fin, qui tranche avec le reste par ses allures de roman noir plus classique, La mort de Roi est une lecture marquante, que j’ai déjà hâte de situer dans une œuvre littéraire plus vaste afin de trouver des repères et indices, mais aussi pour construire du sens autour de ce récit noir et doux. ♦

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Gabrielle Lisa Collard
Montréal, Cheval d'août
2019, 144 p., 21.95 $