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Toutes les révolutions

Encore une fois, Montréal se révèle le lieu de tous les imaginaires sous la plume de Heather O’Neill. Au centre d’une fresque de personnages colorés, un duo qu’aucun obstacle ne peut séparer durablement.

Roman

Encore une fois, Montréal se révèle le lieu de tous les imaginaires sous la plume de Heather O’Neill. Au centre d’une fresque de personnages colorés, un duo qu’aucun obstacle ne peut séparer durablement.

Il y a eu Rose et Pierrot, les orphelins amoureux du temps des Années folles (Hotel Lonely Hearts, Alto, 2018), puis les jumeaux Nouschka et Nicolas Tremblay écumant la Main dans les années 1990 (Mademoiselle Samedi soir, Alto, 2019). Voici maintenant deux enfants qui se lient d’une étrange amitié dans le quartier huppé du Mile doré, en 1873.

Marie Antoine est la fille unique et adorée d’un richissime veuf, propriétaire de raffineries de sucre. Son profil apparaît sur les sacs de la lucrative entreprise familiale, qu’elle dirigera un jour. Sadie a pour père un homme politique conservateur aux ambitions immenses. Il arrive à faire vivre sa famille dans le Mile doré grâce à une maison dont il a hérité. Marie sait charmer; Sadie, pour sa part, aime choquer: «Elles ressemblaient à deux poupées destinées aux petites filles, l’une blonde et l’autre brune.»

Les deux enfants éprouvent vite une fascination réciproque, dévorante. Marie n’a d’yeux que pour Sadie, «provo- catrice née»:

Si elle avait le don de faire tomber les fillettes amoureuses d’elle, elle ne les aimait pas vraiment en retour. Comme ses poupées, ces enfants étaient à ses yeux interchangeables. Et aimer tout le monde, c’est la même chose que de n’aimer personne.

Les œuvres de Heather O’Neill sont des exercices d’équilibriste. L’autrice crée des personnages théâtraux, romanesques au sens premier, à la fois farfelus et héroïques. Ils se déploient dans des péripéties grandioses et pleines de rebondissements, à travers lesquelles transparaît un regard juste sur la nature humaine. Avec des phrases simples et une langue plutôt épurée – de nouveau magnifiquement traduite par Dominique Fortier –, O’Neill nomme des éléments importants au cœur de ses histoires un peu abracadabrantes. Elle dit le désir qui se confond avec l’envie; la colère comme moteur pour se soulever contre l’injustice; l’impact du non-amour parental sur le développement des enfants; la manière dont les inégalités, à la naissance, ouvrent la voie aux iniquités futures.

Petites et grandes révolutions

Perdre la tête fait un clin d’œil à des figures célèbres aux destins tragiques: Marie Antoine se déguise en Marie-Antoinette, et Sadie revêt les habits du marquis de Sade pour un bal d’hiver qui tourne mal. À ces protagonistes s’oppose Mary Robespierre, qui partage son patronyme avec l’un des principaux artisans de la Révolution française.

Malgré leurs noms inspirés du passé, les personnages, aussi improbables qu’attachants, sont d’une grande modernité. Dans un chic pensionnat anglais, Sadie fait découvrir l’érotisme à ses camarades de classe; George, celle qui porte des habits masculins, accouche et avorte des femmes dans un bordel; Marie Antoine refuse le mariage pour ne pas perdre sa liberté; Jeanne-Pauline distille des idées révolutionnaires derrière le comptoir de sa pharmacie.

Perdre la tête est aussi, comme les précédents titres de l’écrivaine, un roman qui met en lumière des enjeux liés aux inégalités: «La colère du juste ne peut pas nous apprendre à être mauvais; elle nous pousse à réclamer justice.» La lutte pour les droits des femmes et celle des travailleurs s’entrechoquent, font quelques pas dans la même direction, avant de se heurter de nouveau:

Il était normal qu’une femme soit maltraitée à la maison. Nulle loi ne l’interdisait. Ce n’était pas exactement acceptable, mais tout le monde le faisait. Or, voilà que cette façon qu’on avait de traiter les filles à la maison, on l’employait aussi au travail. Pour les filles, il n’y avait pas de différence entre les sphères privée et publique. Tout un chacun les traitait comme si elles étaient des enfants: on pouvait leur dire ou leur faire ce qu’on voulait. Elles vivaient dans un perpétuel état d’humiliation.

Perdre la tête embrasse toutes les émancipations  sexuelles, amoureuses, féministes, prolétaires  dans un ambitieux récit où le Montréal d’antan est magnifié.

Les romans de Heather O’Neill sont reconnaissables entre mille. Cela ne signifie pas que l’écrivaine manque de nuances ni de subtilités; simplement qu’elle élabore une œuvre cohérente, distincte, envoûtante, et qu’elle sait se réinventer tout en restant fidèle à des éléments qui lui sont chers.

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