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Tous coupables

La tragédie ferroviaire qui a fait quarante-sept morts à Lac-Mégantic en 2013 a souvent été racontée, mais jamais de cette façon. Album imparfait, mais lecture obligatoire.

Bande dessinée

La tragédie ferroviaire qui a fait quarante-sept morts à Lac-Mégantic en 2013 a souvent été racontée, mais jamais de cette façon. Album imparfait, mais lecture obligatoire.

Les images apocalyptiques diffusées par les médias au lendemain de l’accident hantent encore les mémoires. Cependant, qui se souvient de ce qui a été dit pendant le procès de Tom Harding, le conducteur du train? Hormis les citoyen·nes de Lac-Mégantic, qui s’est intéressé à la reconstruction d’une partie de la ville? L’autrice et militante Anne-Marie Saint-Cerny est de ce nombre. Son essai Mégantic: une tragédie annoncée (Écosociété, 2018) brosse un portrait horrifiant de ce qui s’est passé avant, pendant et après l’événement. L’adaptation du livre en bande dessinée, brillamment illustrée par Christian Quesnel, conserve la même structure dramatique.

Le drame

Difficile de ne pas être révolté·es dès les premières planches de l’album, alors que le maire de Nantes, une municipalité voisine de Lac-Mégantic, rencontre des représentants de la compagnie ferroviaire MMA, propriétaire du train meurtrier. Ceux-ci l’informent de la nouvelle règle de l’entreprise, celle de confier à un seul homme la tâche de conduire un train de plusieurs centaines de citernes de pétrole. Puis les auteur·rices montrent comment le Canadien Pacifique (CP) modifie les papiers de contrôle afin de faire croire que la matière transportée est sans danger. Cette séquence s’avère plus didactique, mais elle demeure essentielle pour comprendre à quel point la sécurité de la population est le dernier souci des multinationales. Une partie du talent de Christian Quesnel réside d’ailleurs dans son habileté à illustrer le drame: son dessin est sombre, et la composition des planches dynamise le propos, plutôt aride par moments.

Malheureusement, certains dialogues sonnent faux et semblent même plaqués. Par exemple, quand Tom Harding frappe un chevreuil avec sa locomotive, il se dit à lui-même: «Pauvre bête, 72 citernes, 11000 tonnes d’acier qui frappent, ça laisse aucune chance… Si au moins y’avait un autre homme avec moi…» Un peu plus de subtilité aurait été souhaitable. La narration est assurée par une grand-mère et sa petite-fille, la première donnant des leçons moralistes sur la vie à la deuxième. Cette façon de raconter n’apporte rien au récit et donne la fâcheuse impression qu’on veut souligner à grands traits le message.

Les pages consacrées au terrible accident sont empreintes de sobriété. Les teintes de bleu foncé font place à un rouge sanglant qui évoque le drame. L’habile composition graphique qu’on retrouve dans quelques planches laisse deviner la perte d’êtres chers. Les dessins dépouillés expriment davantage la désolation que n’importe quelle autre illustration.

Le premier volet de la bande dessinée se clôt sur le témoignage, accordé trente heures après l’explosion, d’un résident de Lac-Mégantic, Raymond Lafontaine. De tels propos, en plus d’illustrer l’immense chagrin que les survivant·es ressentent, dénoncent l’inactivité des autorités locales et gouvernementales, ce qui nous amène à la deuxième partie du livre, tout aussi troublante. Elle met en lumière le modus operandi des multinationales, qui rachètent diverses compagnies de façon cavalière afin de les exploiter à moindre coût, générant ainsi un maximum de profits. Lorsqu’une tragédie survient, elles font tout en leur pouvoir pour s’en laver les mains et désigner des boucs émissaires.

Capitalisme mortel

C’est une attaque en règle contre le capitalisme sans scrupule qu’on lit dans les dernières planches de l’album. La classe politique en prend aussi pour son rhume: pensons aux actions discutables des trois ministres des Transports du Canada qui, entre 2013 et 2021, semblent n’avoir posé aucun geste concret pour que d’autres catastrophes du genre soient évitées. Les dessins dépeignant les plans des bâtiments abîmés du centre-ville et ceux des immeubles rasés sont choquants: beaucoup de bâtisses ont été détruites pour «la restructuration». Il est certes consternant d’apprendre que plusieurs propriétaires ont été exproprié·es, même si leurs habitations n’avaient pas subi de dommages. Cette partie de l’ouvrage aurait gagné à être traitée avec plus de finesse: remplacer les intervenant·es politiques par des corbeaux, alors que les autres personnages affichent des traits humains, relève de la facilité.

Belle et chaleureuse idée d’avoir inclus à la fin de l’œuvre des fragments documentaires, dans lesquels illustrations et photos sont commentées par la scénariste et le dessinateur. Ces archives donnent accès à des éléments qui ont inspiré les créateur·rices. Ils précisent leur vision.

Somme toute, Mégantic, un train dans la nuit n’est pas un livre parfait, mais il n’en demeure pas moins nécessaire.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Anne-Marie Saint-Cerny, Christian Quesnel
Montréal, Écosociété
2021, 96 p., 29.00 $