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Toujours adolescente

LQ a demandé à deux auteurs dramatiques de raconter leur parcours. Comment en vient-on à écrire du théâtre?

Le métier de dramaturge

LQ a demandé à deux auteurs dramatiques de raconter leur parcours. Comment en vient-on à écrire du théâtre?

Du mystère, des errances et de «l’amouramitié». C’est comme ça que je suis devenue autrice de théâtre. École secondaire (publique) du Mont-Bruno — comme quoi, il fut un temps où notre système d’éducation public disposait encore des ressources financières et des convictions nécessaires à la transmission de l’importance de la culture —, Saint-Bruno-de-Montarville, 1995. Je suis en secondaire trois. Je n’écris pas de journal intime, pas de poésie pseudo-suicidaire et encore moins de théâtre. Denise Gauthier, professeure d’art dramatique d’exception, emmène ses élèves — jusqu’ici seulement habitué.e.s à aller somnoler au Théâtre Denise-Pelletier — voir Cabaret neiges noires du Théâtre Il va sans dire de Dominic Champagne. Électrochoc.

En 1996 et en 1997, Denise monte, avec la troupe parascolaire de l’école, les adaptations de Voyage au bout de la nuit et du Tour du monde en 80 jours, qu’un jeune Wajdi Mouawad vient de mettre en scène à l’École nationale de théâtre. C’est qui, ce Mouawad-là? Est-ce que je peux tranquillement et obsessionnellement me mettre à accumuler toute la documentation qui existe sur sa carrière? Est-ce que je peux m’appliquer rigoureusement à cette tâche jusqu’à ce que je sois trop prise par ma propre carrière et que ce même Mouawad m’invite à créer des spectacles au Centre dramatique national français dont il est aujourd’hui le directeur artistique? On est en 1996 et en 1997, et faut savoir que faire partie de la troupe de théâtre, c’est synonyme de coolness. Sauf que moi, je ne veux rien savoir de la coolness — et encore moins de mettre mes deux pieds sur une scène —, mais mes ami.e.s, en ont férocement envie.

Ce qui m’émeut, moi, c’est de voir les faces que j’aime le plus au monde transformer leur soif de vivre en art vivant. Je me rends compte que c’est, encore aujourd’hui, la joie de pratiquer mon métier avec celles et ceux pour qui mon cœur bat le plus fort au monde, qui prévaut sur toutes les autres. On est en 1996, et j’achète les trois premiers titres d’une bibliothèque théâtrale qui compte à l’heure actuelle plus de 2 000 livres. Aux Promenades Saint-Bruno, j’achète: Alphonse de Wajdi Mouawad, Les fourberies de Scapin de Molière (oui, je sais, Scapin…) et Cabaret neiges noires. On est en 1996, et je ne peux pas me douter que chaque fois que je vais faire un souper arrosé avec Pascale Rafie, coautrice de Cabaret neiges noires, que chaque fois que j’aurai l’alcool nostalgique en sa compagnie, je vais lui répéter que je récitais inlassablement et insatiablement ses mots, dans les couloirs de mon école secondaire:

Je voudrais être une femme. Une vraie./Une femme./De terre et de sang./Une femme./De miel et d’enfants./Une femme./Pour ramener le ciel jusqu’à toi. […]/Je ne suis rien qu’une./Fille./ De l’air et du vent./Une fille./De fiel et d’ouragan./Une fille./Pour ramener la tempête jusqu’à toi.

Je me rends compte que j’ai toujours trouvé mystérieux que mes personnages féminins ne se définissent jamais comme «femmes», mais toujours comme «filles». Je constate que c’est la Maria de Rafie qui m’a, adolescente, imprimé cette posture de fille-ouragan dans les tripes… et qu’inconsciemment, c’est pour lui assurer une descendance que je me suis mise à écrire. On est en 1995, en 1996 et en 1997, et j’ai lu absolument tout le rayon théâtre de ma bibliothèque municipale. J’ai posé les yeux sur beaucoup d’ostie de marde, mais aussi sur des textes qui vont me
bouleverser pour la vie. Des écritures qui vont, sur plusieurs décennies, venir positivement déplacer quelque chose en moi. Yvan Bienvenue. Cette oralité folle. Cette «trashitude» guidée par des overdoses d’amour haletant. Michel Marc Bouchard. Daniel Danis. René-Daniel Dubois. Réaliser, le jour où je vais vider des bières avec lui dans un karaoké du Village, que pendant que j’apprenais à marcher, à lire, à écrire, à compter et à conter, René-Daniel écrivait des pièces qui deviendraient des phares dans ma nuit. Carole Fréchette. Infiniment Carole Fréchette. Femme-réverbère. Plume immense. Réaliser, plus tard, que
Do pour Dolorès, mon roman préféré de La courte échelle — très certainement parce qu’il raconte une histoire d’amitié fulgurante —, c’est Carole qui en est l’autrice.

On est en 1995 comme on est en 2019, et dans ma gang d’ami.e.s, je suis celle qui possède les textes de théâtre, celle qui les accumule dans sa tête — et dans des bibliothèques IKEA de couleur brun-noir. On est en 2019, et je sais qu’il m’aura fallu beaucoup d’ami.e.s d’amour pour me forcer à écrire, beaucoup de personnes pivots pour me faire croire en moi. Francine Noël. Marcelle Dubois. Olivier Choinière. Aujourd’hui, je me tiens debout et j’agite mon pousse-mine parce qu’il y a encore des individus qui écrivent des choses dont je me revendique. Aujourd’hui, j’écris en disant: «Quand je serai grande, je veux être Rébecca Déraspe, David Paquet, Marie-Ève Milot, Catherine Chabot, Alexia Bürger… Fanny Britt.» On est en 2019, j’aurai bientôt 40 ans. Et il faudrait peut-être (ou peut-être pas) que je passe de l’adolescence à l’âge adulte. ♦

 


Annick Lefebvre est, entre autres, l’autrice des pièces Les barbelés et ColoniséEs. Sa pièce J’accuse a été finaliste au prix Michel-Tremblay, au prix de la critique de l’AQCT et aux prix littéraires du Gouverneur général en 2015. Son théâtre est publié aux Dramaturges Éditeurs.

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