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Tirer l'archet pour les oubliés

Tirer l'archet pour les oubliés

Écrit sur une période de plus de vingt ans, Une chanson venue de loin, de Deni Ellis Béchard, apparaît comme une synthèse de ses obsessions, comme un roman-fleuve qui n’atteint cependant pas la mer promise.

Traduction

Écrit sur une période de plus de vingt ans, Une chanson venue de loin, de Deni Ellis Béchard, apparaît comme une synthèse de ses obsessions, comme un roman-fleuve qui n’atteint cependant pas la mer promise.

Extrêmement ambitieux, Une chanson venue de loin place d’emblée la barre haut, trop haut peut-être. Déclinée en trois parties, l’œuvre propose une intrigue qui se déroule dans pas moins de sept pays et met en scène une pléthore de personnages. Or, on s’étonne de lire un livre assez peu volumineux (il contient à peine plus de trois cents pages). Comment diable ces vies peuvent-elles tenir en aussi peu de mots? Seuls les maîtres sont capables d’un tel exploit, et malgré un talent fou, de bonnes idées à revendre et un style soigné, Deni Ellis Béchard n’y parvient pas totalement. Comment lui adresser un reproche? Après avoir gravi avec autant d’aisance les sommets de la région, il est dans l’ordre des choses que le regard vienne à caresser les cimes frôlant par trop les cieux. Nul doute que le romancier saura, à terme, atteindre la cible de ses ambitions. Laissons-lui encore le temps! Après tout, ne nous a-t-il pas déjà livré sept bons livres en moins de quinze ans? Rarissimes sont celles et ceux qui peuvent en dire autant.

À toute vitesse à travers le siècle dernier

En un sens, la qualité d’Une chanson venue de loin est aussi son défaut. On devine l’intrigue profondément enracinée, on s’attache rapidement à plusieurs des personnages, et la richesse philosophique, comme toujours chez Ellis Béchard, est au rendez-vous. Simplement, l’action se déroule comme si on avait appuyé sur une touche de lecture rapide et fait défiler cette passionnante histoire à fond de train, sans qu’on puisse souffler et vivre un peu, le temps d’une page. Déjà, dans Vandal Love ou Perdus en Amérique (Québec Amérique, 2016), Dans l’œil du soleil et Blanc (Alto, 2016 et 2019), on sentait cette précipitation, même si son effet n’était pas aussi perceptible, puisque ces romans étaient plus ramassés. Une chanson venue de loin aurait aisément pu compter le double de pages. Voyez vous-mêmes.

D’abord, on plonge dans l’énigme paternelle, schéma récurrent chez Ellis Béchard. Deux demi-frères sont réunis malgré eux par le décès d’un père qui a failli à son rôle et n’a su s’imposer en exemple valable pour ses fils. Coupé de tout par son interminable projet romanesque, il n’aura incarné que l’absence. Dans la bibliothèque du défunt, Hugh, le plus délaissé de la fratrie, trouve un livre écrit par un mystérieux auteur dont le nom semble le lier au père. S’amorce alors une quête des origines qui entraîne Hugh aux quatre coins du globe et le ramène périodiquement à son demi-frère, aussi privilégié que désœuvré.

Débute ensuite une fascinante histoire autour d’un universitaire un peu naïf qui accepte de se rendre en Irak pour expertiser les œuvres patrimoniales d’une collection personnelle. Il tâche également de lever le voile sur le passé de son paternel, un ancien agent de la CIA qui a été actif dans cette partie du monde à une autre époque.

Puis on retrouve le ton du conte et du folklore, cher à l’Ellis Béchard de Vandal Love ou Perdus en Amérique. On suit les tribulations de Joseph, un Acadien de l’Île-du-Prince-Édouard hanté par l’absence de son marin de père, un Irlandais disparu en mer. Toute sa vie, il trimballe la complainte de son père sur les champs de bataille, tirant l’archet pour oublier ses propres lâchetés. Ce passage nous fait également réfléchir à un autre sujet de prédilection de l’auteur: la guerre, son absurdité, ses mécanismes, et le moment où l’on dresse la fragile ligne entre nous et eux.

L’inconsistance des rêves

Ces nombreuses vies ne tiennent déjà plus en un seul paragraphe, et la dernière partie du roman regorge de protagonistes. Vous n’avez pas encore rencontré Nolan, fils d’un militaire décoré à la suite du massacre de Wounded Knee et traumatisé après avoir vu les charniers européens. Il vous manque même l’admirable fin: dans une cité mexicaine et sanglante où les zapatistes sont matés sans merci, on nous met en garde contre le pouvoir dévastateur de la fiction (thème également abordé dans Blanc). La boucle est bouclée. Ouf!

Si vous êtes comme moi, vous refermerez le livre en vous réveillant d’un long rêve épique un peu confus, que vous auriez voulu pouvoir savourer à votre guise. Mais les rêves sont fugaces, et en dépit de l’imagination qu’on peut y puiser, ils présentent rarement une structure pleinement intelligible dont il nous reste autre chose que de minces filaments d’émerveillement glissant de la coupole désespérée de nos mains.

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Deni Ellis Béchard
Traduit de l’anglais (Canada) par Dominique Fortier
Montréal, XYZ
coll. « Quai no 5 »
2020, 320 p., 26.95 $