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Tendre l'oreille, trouver le coeur

Tendre l'oreille, trouver le coeur

Premier recueil d’une grande amplitude, Quand je ne dis rien je pense encore, de Camille Readman Prud’homme, explore ce qui échappe aux poncifs des conversations vides grâce à des observations généreuses et des images délicatement orfévrées.

Poésie

Premier recueil d’une grande amplitude, Quand je ne dis rien je pense encore, de Camille Readman Prud’homme, explore ce qui échappe aux poncifs des conversations vides grâce à des observations généreuses et des images délicatement orfévrées.

Camille Readman Prud’homme investigue le petit bruit, plus nocif qu’il n’y paraît, du small talk, des «comment ça va?» et des réponses à cette question, qui sont souvent des manières d’éluder des interrogations autrement plus importantes. Tous·tes semblent coupables de «participer à l’encombrement général», de préférer l’évitement et la facilité à l’approfondissement de la connaissance intérieure.

Distiller les apparences

Difficile, donc, de parler réellement, de communiquer, tant les dialogues avec autrui prennent la forme de «joute[s] [ou d’]enquête[s]». Dans les poèmes se dessinent ce qu’on cache, ce qui s’échappe de soi au contact des autres. L’autrice circonscrit une intériorité qui ne se dévoile pas nécessairement au quotidien. Elle aspire à creuser au-delà des «cartographies» ou des «scénarios» qu’on élabore vis-à-vis des personnes que l’on côtoie et qui nous empêchent souvent d’accéder véritablement à leurs secrets, leurs manies, leur cœur. Le recueil s’intéresse tour à tour aux inconnu·es qu’on croise par hasard dans la ville, aux ami·es, aux partenaires amoureux·ses, aux membres de la famille, à tous ces êtres qui forment le tissu social de la voix poétique.

Fuyant le grandiloquent et le baroque, l’écrivaine décrit plutôt les choses là où, dans le cours des jours, elles sont moins fluides, là où elles se disloquent, là où elles sont porteuses d’espoir. Dans ces zones de tension apparaissent, pour reprendre un mot qui revient ponctuellement dans le livre, des «ouvertures» qui effectuent une ponction dans le script social. Les poèmes énumèrent les éléments échappant aux frontières, qu’elles soient entre le corps et la psyché, entre le soi et l’autre, entre le dedans et le dehors. Bien que la lumière émerge parfois lorsqu’on conjure la facilité du connu pour arriver à une certaine authenticité, on présente aussi les nombreuses lâchetés qu’on pratique pour mieux se faufiler dans un monde rempli de petites et grandes violences:

on croit que la vie t’es plus facile, tu sais seulement mieux te taire. les conseils sont des ordres et les bonnes intentions œuvrent à ta dépossession plus qu’à ta quiétude. Les duretés ne disparaissent pas mais tu connais mieux le noir.

Quelles formes pour mieux apprendre à parler?

Le titre du recueil place le «je» au premier plan. Or, les pronoms sont instables, et les adresses changent selon les différentes parties. Cet éclatement formel, que l’on sent mûrement réfléchi, multiplie les «tu», les «vous». Voilà autant de façons d’entrer en conversation avec soi-même et avec les autres, tels des postes d’observation pour constater ce qui entaille les voies d’accès à davantage d’authenticité.

Les poèmes sont, pour la grande majorité, rédigés dans une prose aux phrases amples et longues dans lesquelles abondent virgules et subordonnées. Je n’ai pas pu m’empêcher de regretter les quelques passages qui se lisent sous la forme de courts vers et qui interrompent, tant visuellement que rythmiquement, la fluidité et l’originalité de ces proses poétiques. Idem pour la présence, irrégulière et difficile à comprendre, de l’italique. La prose me semble plus appropriée afin d’entrer dans l’intimité d’une pensée mélancolique qui égraine ce qu’elle voit et ressent.

Le choix de la poésie en prose, assez rare dans la production actuelle, justifierait à lui seul l’intérêt de Quand je ne dis rien je pense encore, mais c’est plutôt son écriture tantôt essayistique, tantôt philosophique, et toujours limpide (à l’opposé d’un jargon obscurisant), qui en fait pleinement sa singularité. Au néolibéralisme des relations humaines, on préfère le silence, l’effritement, le ténu de certaines chutes qui révèlent l’architecture de vérités autrement inaccessibles: «vous dépassez ce qui s’épuise pour arriver au moindre, vous n’avez rien à vous dire mais vous restez ensemble»; «je n’arrive pas à aimer ce qui est retentissant, je préfère ce qui tombe». Ici, on souhaite magnifier les complications humaines au lieu de les diminuer ou de les restreindre.

Recueil qui décèle ce qui dépasse de la langue, ce qui excède ou lui échappe, Quand je ne dis rien je pense encore a le verbe pesé, les phrases aspirantes, le regard multiple et attentif quant aux vicissitudes de l’existence. Ce livre à l’honnêteté à la fois abrupte et délicate évite la mièvrerie; il propose plutôt une poésie d’une élégante simplicité.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Camille Readman Prud'homme
Montréal, L'Oie de Cravan
2021, 108 p., 17.00 $