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Soleil débordant

«La dent de l’éléphant», Sin el Fil en arabe. Fil c’est l’éléphant, Sin la dent. La première leçon d’arabe pour les plus jeunes des six enfants Abdelnour, dont la famille revient à Beyrouth après une quinzaine d’années passées à Montréal.

Roman

«La dent de l’éléphant», Sin el Fil en arabe. Fil c’est l’éléphant, Sin la dent. La première leçon d’arabe pour les plus jeunes des six enfants Abdelnour, dont la famille revient à Beyrouth après une quinzaine d’années passées à Montréal.

Nous sommes en 1963, vingt ans après la déclaration d’indépendance, et douze avant le début des conflits civils qui déchireront le pays; Beyrouth est alors une ville cosmopolite débordante de vie. Le retour au Liban n’est pas évident, particulièrement pour les plus jeunes de la famille: il y a l’arabe à apprendre, l’incroyable énergie de la ville à apprivoiser, la difficulté, pour les filles, à s’adapter à une société profondément masculiniste et machiste, et le soleil, si présent, trop présent. Et pourtant, la vie continue, au fil des années, les désirs et les rêves de chacun se fiant à ce nouvel avenir que tant de lumière ne saurait trahir. Après tout, se dit l’une des filles, «changer de pays, c’est peut-être aussi changer son caractère, devenir quelqu’un d’autre». Au grand soleil cachez vos filles, sixième roman d’Abla Farhoud, suit la destinée de la famille Abdelnour sur la décennie 1960.

Dans son avant-dernier roman, Toutes celles que j’étais (VLB, 2015), la romancière d’origine libanaise revenait sur le parcours — en partie autobiographique — d’une femme de théâtre arrivée petite fille du pays des cèdres dans le Montréal des années 1950. On ne peut s’empêcher, à ce sujet, de penser à Niko de Dimitri Nasrallah (La Peuplade, 2016), qui racontait l’émigration d’un jeune homme dans le contexte de la guerre du Liban. Or, avec ce nouveau livre, Farhoud nous fait faire le chemin inverse, de l’Occident à l’Orient, retour au pays pour les plus vieux, départ vers de nouveaux horizons pour les plus jeunes. Le voyage est inversé, mais les questionnements restent les mêmes, interrogeant les possibilités, pour l’être, de s’épanouir à l’articulation de différentes cultures. Toutefois, il ne faudrait pas restreindre les livres de Farhoud à des romans de l’émigration, car il y est surtout question, de façon bien plus universelle, de la façon dont un individu peut pleinement vivre son humanité, confronté aux différents carcans langagiers, culturels, politiques imposés par le fait social. Ce n’est jamais tant l’adaptation qui est délicate dans les romans de Farhoud, que les conditions de la liberté.

Poétiquement parlant, la romancière reprend, dans ce der-nier roman, l’éclatement subjectif sur lequel elle avait bâti Le fou d’Omar (VLB, 2015), alternant les perspectives de différents personnages pour faire le récit de cette aventure familiale. Chaque chapitre adopte à tour de rôle les points de vue d’Ikram, aspirante comédienne dans la vingtaine, Adib, jeune homme brillant, mais amenuisé par la dépression, Faïzah, fille aîné décidée à se marier et à intégrer la société libanaise traditionnelle et Youssef, le bienveillant cousin. Si l’alternance dynamise et complexifie le récit, il aurait fallu toutefois ne pas appliquer le procédé de façon trop mécanique. Abla Farhoud a parfois la dangereuse habitude de construire ses romans comme une dramaturge — n’oublions pas que ses premières amours furent théâtrales. Ainsi chaque personnage s’expose et expose sa situation sans beaucoup plus de naturel poétique que ne le fait le couple Chimène-Elvire dans Le Cid ou celui Agamemnon-Arcas dans Iphigénie — il n’est, de ce point vue, pas étonnant que la jeune Ikram se passionne pour la lecture du théâtre classique français. Plusieurs chapitres venant combler les lacunes d’importantes ellipses temporelles, le roman se voit à plusieurs reprises alourdi par ce procédé quelque peu machinal. Le risque de tomber dans un jeu de piste trop bien organisé pointe toujours légèrement à l’horizon. Et ceci est d’autant plus dommage que Farhoud a le don, par ailleurs, de construire de magnifiques personnages.

La condition féminine dans le Liban des années 1960 est l’un des points centraux du roman. «Ce pays est un sexe ambulant», déclare Faïzah. Un sexe mâle, bien sûr, avec lequel Faïzah et Ikram doivent constamment composer pour poursuivre leurs aspirations. À ce pouvoir du pénis, s’articule la soumission sociale de façon plus générale. Ikram s’en rend bien compte, usant de son charme pour faire punir son supérieur hiérarchique par un ministre. «Sans même l’avoir voulu, je suis entrée dans le jeu du pouvoir, moi aussi.» La romancière révèle ainsi les mécanismes d’une coercition masculine qui, loin d’être seulement libanaise et passée, n’offre d’autres échappatoires immédiates que celles de jouer à son tour de ce pouvoir, stratagème insidieux, particulièrement pour les femmes. Alors, au vu de cette violence sociale au mode de pensée vertical, qu’est-ce que le «Grand Soleil»? Certes, c’est une façon d’appeler le Liban, mais c’est aussi cette autorité radicale, écrasante et incessante, qui finit par rendre fou, et Adib de penser, au sujet de sa sœur: «Elle est ivre, une bouteille de champagne dans chaque main. Elle ne boit pas, je le sais, mais le soleil enivre, j’y ai déjà goûté.» On pense à l’«ivresse opaque» que le soleil «déverse» dans L’étranger de Camus, et à cette phrase de Meursault: «Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant.» La dépression d’Adib ne serait-elle autre chose que la révélation de cette inhumanité? Si le Liban de Farhoud possède assez de beauté et d’amour pour ne jamais sombrer totalement, il n’en reste pas moins que la romancière nous avertit des débordements solaires, à Beyrouth ou partout ailleurs.♦

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Abla Farhoud
Montréal, VLB
2017, 226 p., 26.95 $