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Seuls les films finissent bien

Recueil à l’humour amer, Tout est caché explore de manière originale l’insoutenable légèreté de la condition humaine.

Thématique·s
Poésie

Recueil à l’humour amer, Tout est caché explore de manière originale l’insoutenable légèreté de la condition humaine.

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J’avais très hâte d’ouvrir le nouvel ouvrage de Judy Quinn. L’ironie grinçante de son dernier livre, Pas de tombeau pour les lieux (Le Noroît, 2017), m’avait particulièrement plu. On sent que la poète et romancière de Québec, depuis Les damnés inflationnistes (Le Noroît, 2012), s’est donné pour tâche de pourfendre la médiocrité contemporaine, nourrie à l’enflure du présent et à l’amnésie bienheureuse. Aussi, la couverture de Tout est caché m’a intrigué. Il y a quelque chose d’anarchique, d’enfantin même, dans ces jets d’encre sur fond de couleurs criardes qui n’est pas sans rappeler le travail de Marcel Barbeau. En fait, on retrouve, dans ce dessin en frontispice du recueil, une certaine joie, de l’insouciance, de la liberté. Mais à l’intérieur du livre, c’est une tout autre histoire.

Touristes du désenchantement

C’est que l’autrice s’ingénie d’entrée de jeu à brouiller les repères de lecture. Elle présente son dernier ouvrage comme un film mettant en vedette Ben Kingsley; ses poèmes mêlent différents registres textuels (des listes, des citations, un extrait d’entrevue); enfin, elle campe son recueil en Inde. La défamiliarisation renouvelle le regard des lecteur·rices sur le monde en brisant le carcan de leurs habitudes. Ce n’est pas une stratégie neuve, surtout en poésie (allô Lautréamont!), et le risque est toujours grand de sombrer dans l’abîme du rêve. Ce n’est pas le cas ici. La lumière, au contraire, afflue dans ces strophes compactes aux phrases déclaratives:

Le préposé aux plats n’est pas sorti d’ici depuis son mariage avec sa tante.
Il parle avec des champignons de moisissure dans la bouche.
Nous mettons une bonne heure à boire un verre d’eau
pendant laquelle nous avons un tas d’illuminations

et de déceptions.

Le voyage que nous propose l’écrivaine est faussement libéré. Les poèmes aux titres sibyllins et désinvoltes («Poussière», «Fil», «Amitié»,etc.) se lisent comme des anecdotes, comme une succession d’évènements sans conséquence. Le monde est appréhendé de l’extérieur, à la manière de ces hordes de touristes pressé·es de prendre tout en photo avec leur selfie stick. Cependant, on a beau être au soleil ou dans des chambres d’hôtel, les souvenirs de la poète révèlent que le fond de l’air, comme on dit, est froid:

On a vidé mon père avant de l’exposer
il n’avait plus de cœur
je ne lui ai pas tenu la main.
J’ai voulu savoir où on avait mis ses organes.
On m’a dit: «Tout est caché.»

Ainsi, ce cadavre est à l’image du monde dépeint par Quinn dans le texte qui ouvre le recueil: une enveloppe sans cœur, sans estomac, sans rien. Et comme lorsqu’on se retrouve devant un corps exposé, on ne peut plus interagir avec lui, sinon en le contemplant de manière impersonnelle, tel un touriste ou le spectateur d’un film mettant en vedette Ben Kingsley.

Un gai désespoir

La mort, que symbolise le souvenir obsédant du père défunt, constitue le centre de gravité de Tout est caché. C’est la vérité qui rend tout le reste dérisoire. Elle fonde les interrogations angoissées qui impriment au recueil une âme, une conscience:

Connais-tu ce sentiment pénible
d’avoir parlé à ta mort
et que ta propre voix maintenant
te prend pour elle?
Imagine une tribu de squelettes
vénérant un nouveau toi bébé.

La poète fustige la pauvreté des exemples que lui offrent sans cesse ses expériences. À cet égard, le rire est douloureux dans Tout est caché. Les dents sont toujours serrées, le sourire relève du rictus. L’humour est un peu moins que la politesse du désespoir: il souligne le caractère vain de cette agitation qu’on appelle vivre. Il sape l’esprit sérieux et annule la tragédie, comme l’illustrent des passages comme celui-ci:

Il souriait comme un enfant, découvrant ses dents rongées
par l’alcool et le tabac.
Je m’étais alors enfuie dans une ville lointaine et on lui avait arraché
toutes les dents et à mon retour, édenté
il me souriait encore.

En fait, l’humour consacre une impuissance à changer les choses dans un monde sans transcendance ni idéal. Le thème de la spiritualité, dont le rôle serait justement d’élever un peu cette comédie humaine, est présent dans le recueil, mais toujours sous la forme de l’échec, de l’inachèvement. Est-ce dire que tout cela est sans espoir? Est-ce que le rire est la seule manière de rendre l’absurdité supportable? Le monde peut-il devenir habitable grâce à l’ironie? Plusieurs questions qu’a suscitées ma lecture demeurent sans réponse. Plusieurs, sauf une: j’ai refermé le livre en étant convaincu que Tout est caché est une réussite.

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Judy Quinn
Montréal, Le Noroît
2021, 88 p., 20.00 $