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S'engendrer soi-même

Dans une pensée singulière d’une sensibilité acérée, l’autrice et cinéaste française Amandine Gay détaille le cheminement intime et militant l’ayant amenée à faire de son propre itinéraire de personne racisée adoptée la source de son engagement politique.

Non-fiction

Dans une pensée singulière d’une sensibilité acérée, l’autrice et cinéaste française Amandine Gay détaille le cheminement intime et militant l’ayant amenée à faire de son propre itinéraire de personne racisée adoptée la source de son engagement politique.

Une poupée en chocolat est paru simultanément en France, à La Découverte, et au Québec, aux éditions du Remue-ménage, troisième titre de la collection «Martiales», dirigée par Stéphane Martelly. Noire, née sous X d’une mère marocaine et d’un père martiniquais, Amandine Gay livre le récit poignant de son parcours non pas d’enfant, mais de personne adoptée. Cette terminologie lui tient à cœur pour une raison simple: la somme des traumatismes, celui de l’adoption et tous les autres qui s’y grefferont au cours de l’enfance, se répercute jusqu’à l’âge adulte, suscitant un ébranlement identitaire qu’il est difficile de résoudre. Il suffit ainsi d’une visite médicale où l’on bute sur l’absence de ses antécédents familiaux pour voir réapparaître le vide assigné à l’origine. Un vide tant généalogique qu’existentiel, avec lequel l’adulte adoptée doit se débrouiller, alors que «rien ne justifie que [son] mal-être […] soit quasi systématiquement porté à sa charge».

Guérir autrement

Une poupée en chocolat dévoile, avec une rare justesse, la manière dont une subjectivité peut surgir de la blessure. Donnant à lire des analyses déconstructionnistes d’une grande rigueur – au confluent de l’Histoire, de la sociologie et de la pensée politique –, la réalisatrice d’Ouvrir la voix (2017) fait également le récit de ses errements, de ses traumatismes et de ses autres luttes. Ces dernières sont déclarées après avoir été longtemps silencieuses et subies, notamment lorsqu’en tant qu’enfant noire adoptée, aux origines biffées, l’on se rend compte que le monde peut être tourné vers soi tel un peloton d’exécution. Et si, vers la fin de l’ouvrage, l’autrice arrive au constat amer de l’impossibilité, pour les personnes de sa condition, de guérir, elle clame son agentivité dans le choix d’une mission où son histoire personnelle converge vers l’idéal d’un combat politique au service de «ses» communautés – les communautés noires, celle des adopté·es et enfin celle de l’appartenance nationale. «[N]ous sommes toutes capables d’apprendre, de changer et de transmettre ce que l’on a appris», écrit Gay. Elle opte pour l’autoengendrement, qu’elle perçoit dans la figure de Moïse (à associer également au mythe indo-iranien de Mithra): un contre-récit à même de conjurer le traumatisme originel, qu’il ne nie pas, ne remplace pas, mais qu’il convertit peut-être dans un élan d’empathie et de transmission.

Vers un idéal

Aussi intime qu’érudit, Une poupée en chocolat esquisse par ailleurs les traits d’une réforme substantielle des institutions et des visions du monde dans les sociétés occidentales. Les propositions élaborées par Gay sont multiples, et d’un degré de faisabilité allant du micro (au sein de la famille) au macro (au niveau institutionnel). L’écrivaine insiste par exemple sur la nécessité, en France, pour les parents adoptifs blancs d’exposer très rapidement leur enfant racisé à des personnes de sa communauté d’origine – c’est déjà une obligation au Québec –, et ce, afin de lui présenter des modèles d’identification, qu’il ou elle recherchera de toute façon. Or, à terme, c’est bien l’adoption transraciale internationale qu’il faudra supprimer, non seulement parce qu’elle repose sur un système capitaliste qui continue de soumettre le Sud global à l’impérialisme – faisant en l’occurrence des enfants adopté·es des biens meubles –, mais aussi parce que ces enfants peuvent se retrouver dans des familles racistes susceptibles de leur apprendre la haine de soi, voire de les mener à l’autodestruction. Par ailleurs, l’autrice constate que l’accouchement sous le secret n’a plus lieu d’être, en ce qu’il vise moins à protéger l’anonymat de la mère qu’à maintenir le fantasme blanc d’adopter un·e enfant tabula rasa, malléable, clé en main. Enfin, c’est le modèle de la parentalité à l’occidentale (la famille nucléaire) que Gay remet en question: de la même manière qu’on peut se façonner une ascendance spirituelle, la communauté dans son ensemble devrait – à l’instar de certaines sociétés africaines, latino-américaines, autochtones d’Amérique,etc. – s’engager dans l’éducation de l’enfant. Cela aurait pour mérite de parer au narcissisme parental, de permettre de devenir père ou mère même si l’on est antinataliste, et d’en finir avec le mythe du/de la géniteur·rice comme vrai parent.

Rarement autant que dans ce livre, convictions politiques et cheminement intime se seront ajustés avec une telle cohérence. Ce premier ouvrage d’Amandine Gay est un pavé dans la mare, un coup de force tant pour la littérature de témoignage – que le militantisme féministe et décolonial réinvente – que pour le débat d’idées, dans lequel il intervient avec une nécessaire radicalité.

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Amandine Gay
Montréal, Remue-ménage
2021, 264 p., 24.95 $