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Se surprendre dans l’œil de l’autre

Dossier

Longtemps, j’ai lu en gardant les yeux sur la France, la Russie, la Suède ou la Norvège, jusqu’à ce que je tourne la tête pour voir et entendre des voix familières.

J’ai rêvé le continent dans mon enfance à l’école de rang. Les coureurs des bois buvaient dans toutes les rivières de l’Amérique et il y avait ces expéditions punitives des Canadiens (les premiers migrants venus de France s’installer en terre du Canada) contre les Anglais avec l’aide des Indiens, des alliés indéfectibles. De quoi secouer le jeune garçon qui se prenait pour un guerrier quand il enfonçait une plume de dindon dans ses cheveux et qu’il partait pour des heures dans une forêt de trèfle.

Après la Conquête de 1760, l’aventure s’est recroquevillée dans les Pays d’en haut, au nord de Montréal, pour patauger dans un village semblable à celui où je suis né. Séraphin et Donalda n’avaient rien d’exotique. Alexis Labranche parlait parfois du Colorado, Bill Wabo nous rappelait les Autochtones, mais c’était tellement flou. Et qui racontait ces francophones exilés aux États-Unis pour le travail, ces fous toujours en mouvement que l’indomptable Serge Bouchard nous a fait connaître dans la plus belle des fiertés ? Depuis, je suis un admirateur d’Émilie Fortin et de Nolasque Tremblay, ces découvreurs qui n’avaient peur de rien, des chercheurs d’or.

J’étais en huitième année et lisais tout ce que je pouvais trouver. C’est comme ça que j’ai eu entre les mains Les engagés du Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers. Ce roman a secoué des frontières et m’a ouvert un horizon auquel je ne pensais plus. Un beau livre de la collection « Nénuphar » de Fides, l’édition de 1958.

Toutes les aventures devenaient possibles au-delà du grand lac Supérieur, dans les plaines sans fin ni commencement de la Saskatchewan et du Manitoba. Une lutte féroce s’y déroulait pour le monopole de la traite des fourrures. Les Pieds noirs, les Sioux, les Gros ventres m’emportaient dans les plus folles expéditions. Nicolas Montour, le personnage principal de monsieur Desrosiers, était une charogne prête à vendre sa mère pour réussir, un homme sans foi ni loi qui prenait tous les moyens pour faire fortune.

Je me souviens surtout des descriptions des rapides, des lacs sauvages, des plaines immenses et des rencontres avec des peuples inconnus. Ce livre m’a fait rêver pendant des mois et j’ai tenté d’écrire des histoires similaires, mais mes héros trébuchaient sur les premiers bouillons de la rivière Ashuapmushuan. Cinq pages et j’étais là, muet, sans mots, le crayon paralysé. J’ai longtemps eu la certitude que rien ne pouvait arriver entre les maisons de mon coin de pays et les forêts qui étouffaient un peu la paroisse.

Madame Gabrielle

J’ai lu Gabrielle Roy peu après mon arrivée à Montréal. La petite poule d’eau et plus tard Les enfants de ma vie. Bonheur d’occasion aussi, bien sûr. J’ai l’édition publiée chez Beauchemin en 1966. Ce fut une révélation. Je savais bien qu’il y avait de grands espaces là-bas, par delà les montagnes de l’Abitibi. Des familles, des voisins, des cousins étaient partis pour y fonder un pays. Ils revenaient parfois pour des vacances, un mot que mon père ne connaissait pas, et ils nous impressionnaient avec leurs trois expressions anglaises.

Ce fut Roch Carrier, avec La guerre, yes sir ! en 1968, qui m’a fait me souvenir de la présence des Canadiens anglais. La figure de l’anglophone surgissait dans Kamouraska d’Anne Hébert et même chez Philippe Aubert de Gaspé que j’avais lu alors, mais j’avais tendance à l’oublier. Je pouvais croiser des juifs hassidiques dans ma rue d’Outremont et me demander d’où ils venaient, mais c’est une autre histoire.

Un personnage fantomatique se faufilait dans mes livres sans vraiment prendre pied et restait insaisissable. Il était là, dans Menaud, maître-draveur, ce rôdeur qui hante les forêts et les montagnes qui ont happé Joson. Quand ai-je lu Félix-Antoine Savard pour la première fois ? Je ne m’en souviens plus.

Autre Canada

Un jour, je ne sais pourquoi, j’ai voulu lire les écrivains de l’autre Canada. Ma fascination pour tout ce qui est imprimé sans doute. J’avais voyagé aux États-Unis avec Faulkner, Caldwell, Steinbeck et Kerouac, mais j’avais ignoré l’Ouest canadien, le Nord. Il était temps d’explorer le pays de Louis Riel et de Gabriel Dumont.

Celle qui titilla ma curiosité fut Margaret Atwood avec ses souvenirs d’enfance, ses étés en Abitibi. C’était mon monde. Elle utilisait les mêmes mots pour raconter ses découvertes. Ce fut alors le début d’une course folle. Je suis devenu un lecteur fidèle de madame Atwood.

Et aussi Robertson Davies, puis Timothy Findley et Bill Gaston, ce prosateur formidable. Je vous conseille son roman Sointula, cette tentative de changer la collectivité pour vivre autrement au Canada. Une commune où tout est à tous. Ça m’a fait penser à l’installation des premiers défricheurs du Lac-Saint-Jean, à Hébertville. Tout y était communautaire avec le curé Nicolas Tolentin Hébert qui dirigeait tout. On ne parlait pas de socialisme près du lac Kénogami, c’était un mot interdit.

Après Gaston, ce fut une nécessité de rendre visite à ces collègues inconnus. Lawrence Hill, Liza Moore, Margaret Laurence et combien d’autres. J’aime leur liberté, leur souffle et ils me donnent toujours l’impression d’être chez moi avec eux. Que dire des essais percutants de Thomas King ? L’Indien malcommode est à lire absolument. Plusieurs ouvrages de John Saul aussi, dont l’œuvre incontournable, Les bâtards de Voltaire.

J’ai de la tendresse pour le roman de Richard Wagamese. Cheval indien nous plonge dans la vie d’un jeune Objiwé qui fait son chemin difficilement dans la société des Blancs en étant joueur de hockey. Il se démarque par ses habiletés, mais a du mal à se défendre contre le racisme et l’exploitation sous toutes ses formes. J’ai n’ai pu que penser à Arthur Quoquochi, un Innu de Mashteuiatsh qui excellait dans tous les sports. Lui non plus n’a pu faire sa place dans ce monde particulièrement dur. Je l’ai affronté comme gardien de but et son lancer me faisait trembler sur mes patins.

Regard

Somme toute, mes excursions du côté des écrivains de l’autre langue du Canada ont toujours été intéressantes. J’y ai appris beaucoup de choses, notamment avec ces prosatrices formidables que sont Alice Munro et Kathleen Winter, qui m’ont emporté dans une magie de bord de mer et le rêve du Grand Nord.

Je viens de succomber aux Chants du large d’Emma Hooper. Une histoire de dépossession et de pertes, d’exploitations aveugles, l’entêtement d’un jeune garçon qui tente de réparer des siècles de négligence.

Je ne sais comment sont perçus les auteurs du Québec et de la francophonie d’Amérique quand leurs ouvrages sont traduits dans l’autre langue. Cela ne m’est jamais arrivé. Il me semble que ça reste discret, et que les tirages sont fort modestes. Certains deviennent de véritables succès pourtant. Aminata de Lawrence Hill a fait ouvrir bien des yeux.

Il y a toujours un mur entre les écrivains des deux solitudes du Canada et il n’est guère facile de parvenir à se lire avec toute l’attention nécessaire et la générosité que cela demande. Je m’y exerce souvent et le mieux possible. Que je le veuille ou non, c’est un reflet de moi que je trouve dans ces ouvrages. Ma prochaine visite va vers Heather O’Neill dont on dit tellement de bien. Oui, son roman Hôtel Lonely Hearts. Et j’avoue bouder Mordecai Richler pour toutes les mauvaises raisons du monde, mais c’est comme ça… ♦

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