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Se méfier du self-care pour mieux prendre soin

Se méfier du self-care pour mieux prendre soin

Dirigé par Nicholas Dawson, Self-care montre, avec une économie remarquable et une grande amplitude, la charge relationnelle, intersubjective et collective du care.

Nouvelle

Dirigé par Nicholas Dawson, Self-care montre, avec une économie remarquable et une grande amplitude, la charge relationnelle, intersubjective et collective du care.

Avec ce titre volontairement subversif, Dawson et les onze collaborateur·rices se saisissent d’«une tendance individualiste et marchande du soin de soi qui fait porter le poids des maux psychologiques et politiques exclusivement sur les épaules des individus»; et cela, sans moraliser ni faire fi des contradictions inhérentes à la société capitaliste: «l’idée n’est pas non plus de nier les bienfaits, manifestement consuméristes, de ces mesures qui, avouons-le, nous font du bien». À la question «Est-ce que notre production littéraire entretient une relation avec nos tentatives répétées, peut-être échouées, peut-être réussies, parfois politiquement problématiques ou carrément quétaines, de prendre soin de nous?», chaque texte offre une réponse singulière servant à «collectivement pluraliser le soin, la guérison, la réparation».

Ré-imaginer le care

Les sujets et les enjeux multiples rendent compte, d’une part, de la lourde tâche que représente le self-care, de ses coûts tant financiers, physiques que psychologiques particulièrement élevés pour «[l]es personnes trans, féministes, gaies, lesbiennes, queer, racisées, autochtones ou issues de la pauvreté». D’autre part, les collaborateur·rices soulignent l’importance et la force d’une pensée du care renouvelée grâce à des «valeurs ré-imaginées» (Kama La Mackerel), à des «sororités» par lesquelles «dépoussiérer nos mémoires / […] nous inscrire dans la narration / collective» (Caroline Dawson), et à des distinctions capitales entre les stratégies consuméristes d’«apaisement» mises de l’avant par la société néolibérale et le «[s]elf-care comme ces changements structurels qui nous permettraient d’atteindre un plus grand bien-être» (Pierre-Luc Landry).

Comme l’exprime Pierre-Luc Landry «je sais ce qui m’assassine / mais je ne sais pas y échapper», l’ouvrage aborde les nombreuses violences et nécessités du self-care face aux obstacles systémiques et personnels. Cette attention critique complexifie le moment particulier du care que l’on vit depuis les débuts de la pandémie et qui dirige notre regard ailleurs que sur les milieux traditionnels du soin, de l’hospitalité et du travail. En effet, les contributions de Self-care explorent plusieurs notions connexes, dont l’anxiété, le capitalisme, la transmission intergénérationnelle du savoir, le désir d’appartenance, la sexualité, l’amitié, le polyamour, le deuil, la parentalité, la culpabilité, la santé physique et mentale, la folie, sans oublier ce sujet de départ sur les liens entre création littéraire et self-care.

La sensibilité des relations littéraires

Dans «Tout part des mains», que l’on gagne à relire plusieurs fois, Marie-Claude Garneau fait se rencontrer les efforts physiques et mentaux de la méditation ainsi que ceux de l’écriture: «je voudrais me défaire de l’anxiété de / performance / mais je ne sais pas comment y arriver». Dans «Au libraire qui ne m’a pas sauvé la vie», le narrateur d’Antoine Charbonneau-Demers exprime aussi un paradoxe entre care et littérature: «Je me dis que ça y est, je dois le lire pour me préparer à la maladie qui m’attend; ou au contraire, que je dois l’éviter, pour ne pas l’attirer davantage.» Le collectif est peut-être le plus original lorsqu’émergent des réflexions particulièrement inspirantes sur «les zones sensibles de l’écriture» (Garneau), sur ce qui arrive quand «la littérature ne t’est d’aucun secours» (Karine Rosso), sur le geste d’écriture et de lecture comme étant à la fois soucieux et souffrant.

Toute ma critique aurait pu porter sur la contribution de la poète ilnue Marie-Andrée Gill, inscrite dans les culpabilités ordinaires: «Tsé prendre soin de moi / c’est juste être capable / de ne pas tomber dans la bouette de mes émotions / à tout moment». Ou encore sur celle, autotraduite, de l’auteur·rice Kama La Mackerel, qui s’adresse à un «enfant racisé», lui expliquant qu’«il y a la vie & il y a l’essor», et que «c’est une leçon […] / que mon aïeule a dû apprendre / & son aïeule avant elle». Iel souligne la persistance des violences systémiques, mais aussi la force intergénérationnelle de la transmission des savoirs, laquelle se révèle une pratique collective du care rendue possible par la mémoire individuelle, ici partagée dans l’écriture.

Self-care m’a semblé trop court: ce n’est que moi qui en voulais plus, car dans chacune des contributions si bien articulées, ficelées et dirigées se développe une pensée du care non pas comme un gage de guérison, mais bien davantage comme un engagement collectif sensible, lucide, critique et nécessaire contre la précarité.

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Nicholas Dawson
Montréal, Hamac
2021, 192 p., 19.95 $