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Scalpels dans l'espace

Hommage

J’ai d’abord fait confiance à sa toux. À sa toux lente et à ses cheveux blancs et fins comme ceux d’un bébé-druide.

J’avais 16 ans lorsqu’on m’a présenté les frères Hébert. Une rencontre fortuite avec Jean-Simon DesRochers, mes poèmes lus par un autre poète, puis des piles de recueils des Herbes rouges prêtés en guise de fenêtres sur leur monde.

Ainsi, c’est devenu pour moi la maison où je voulais faire habiter mes mots. Je voulais qu’ils puissent s’y réveiller, le matin, y manger, y boire, y dormir, s’y assoir, s’y étirer.

La première fois que je me suis rendue à son bureau — c’était pour signer mon premier contrat — j’embrassais les arbres. J’aurais presque embrassé les vitrines des dépanneurs, autour, aussi (il y en a tout plein).

Dans le bol de fruits presque toujours vide, sur la table de travail, au bureau des Herbes rouges, il y a parfois une pomme, mais rarement. C’est une décoration, peut-être. Quand on travaille ensemble, que les minutes s’additionnent — un mot, un vers, une ponctuation, un « en » de trop, un « dans » que je viens de réussir à remplacer, hourra — parfois, l’objet-pomme capte mon attention. Je le fixe, il m’envahit, il est vivant. L’impression que je trouverai peut-être la réponse à l’énigme dans ce fruit. Comment faire pour réussir à redresser cet amas de chair de poème sans telle articulation, tel cartilage, tel muscle, tel ligament ? J’ai besoin du soutien de la pomme pour faire face aux scalpels de François et de Roxane, sans quoi c’est l’hémorragie, ça coule de partout, ça devient flasque et mou et je suis perdue.

Jacinthe Loranger

Le fruit rond est dans le bol.

Il m’offre sa présence et je suis à l’écoute de la sienne.

La présence d’un fruit.

Cette conviction : je crois qu’en s’assurant d’avoir constamment un fruit dans le bol sur sa table de travail, François Hébert veut nous prouver qu’il est humain, qu’il s’alimente comme les autres. Parce que sinon, qu’on se le tienne pour dit : un extraterrestre s’écrit en François Hébert. C’est évident. Depuis que j’ai compris cela, tout concorde : les cheveux blancs et fins de bébé-druide, la toux qui se prolonge, la lecture chirurgicale.

Voilà pourquoi mes textes poussent parmi les herbes rouges : un extraterrestre s’écrit en moi aussi. Entre les pommes et les bols qui flottent dans le vide. Parmi des planètes blanches, des fusées qui toussent, des scalpels auxquels s’accrochent des mèches de cheveux fins.

Ça tousse au téléphone. C’est lui. Il vient peut-être de placer une autre pomme dans son bol. ♦

 


Clémence Dumas-Côté est née à Montréal en 1986. Après des études en interprétation à l’École nationale de théâtre du Canada, elle termine une maîtrise en création littéraire. En 2017, elle publie son premier recueil de poésie, L’alphabet du don, puis La femme assise parait en mars 2019.

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