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Sauver sa peau

Un polar qui évite les dispositifs obligatoires du genre et qui est d’autant plus réussi; une enquête qui nous mène à l’intérieur de nous-mêmes.

Thématique·s
Polar

Un polar qui évite les dispositifs obligatoires du genre et qui est d’autant plus réussi; une enquête qui nous mène à l’intérieur de nous-mêmes.

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Imaginez que vous soyez un policier à la retraite. Jade, votre petite-fille adorée, vous inquiète, elle fréquente des gens que vous trouvez louches et donne à vos questions des réponses de plus en plus rares et évasives; sa santé, tant mentale que physique, est préoccupante et sa joie de vivre a disparu. Vous n’avez pas de preuve d’un quelconque délit, ni de pouvoir, et encore moins de juridiction. Mais peut-être connaissez-vous une personne douée, aventureuse et quelque peu expérimentée, bien qu’officieusement, en matière d’enquêtes plus ou moins criminelles? Une personne comme Josette, par exemple. Elle pourra au besoin demander l’aide de son «ami» (c’est compliqué) Vincent, policier lui aussi, mais encore actif.

Ainsi démarre Le paon, le cobra et la sorcière. Josette, qui est la narratrice du roman, commence par faire ce qu’on lui a demandé: observer, évaluer la situation. Mais en femme indépendante et fière, elle se prend au jeu et finit par s’improviser agente double au centre Odoratus, un organisme destiné à «transmettre des connaissances expérientielles réalistiques à tous ceux qui aspirent à s’ouvrir au monde des énergies vitales inapparentes». Peu à peu, elle avance dans ce monde brumeux où plus elle apprend, moins elle comprend, hésitant entre amusement et inquiétude. Il faudra déterminer si Jade est en danger sans se mettre en danger!

Caractère de police

Pour les amateurs du genre, le dernier Diane Vincent ne passera peut-être pas pour un «polar polar»: tout au long du livre (ou presque), il n’y a ni arme ni cadavre — on se demande longtemps s’il y a eu crime —, il n’y a pas d’enquête au sens policier du terme, ou si peu. Chez un éditeur dépourvu à notre connaissance de collection dédiée au polar, ce n’est pas surprenant. Et de voir que le roman policier peut exister dans les marges du genre, en quelque sorte, sans cahier de charges trop lourd et sans sa longue liste de caractéristiques vaguement obligées, est plutôt rassurant. Diane Vincent fait ses «petites affaires» chez Triptyque depuis 2007. Elle a maintenant six romans, pour lesquels elle n’a pas beaucoup recouru aux décors et outils que sont poursuites, fusillades, empreintes digitales et autres tests d’adn. En bonne anthropologue (en bonne autrice), son matériau est surtout humain. Loin d’être une faiblesse, c’est ici une qualité.

Des deux personnages récurrents de Vincent, c’est la masso-thérapeute («le mot therapeute est abusif, mais masseuse aurait fait trop mauvais genre»), Josette Marchand, qui est la protagoniste de ce nouveau roman. L’inspecteur Vincent Bastianello apparaît çà et là comme partenaire utile certes, mais occasionnel. Tout ceci tend à étiqueter le livre davantage du côté du roman littéraire que du roman policier, mais peut-être seulement pour les lecteurs soucieux de ce genre de classement.

Le roman comme expérience de réflexion

C’est Josette qui donne toute sa couleur et son humanité au roman. Elle en est la narratrice, intelligente et pétrie d’humour noir, allumée et assoiffée d’aventures que nous aimons suivre. Elle se fabrique un alter ego, Josiane Bastien, bien plus naïve, qui se laissera manipuler par les membres de ce groupe louche d’illuminés plus ou moins sincères (commune? secte? organisation criminelle?), afin d’en apprendre davantage à leur sujet, et, comprendre comment Jade a pu se retrouver là, et dans cet état. Elle en fera plus, bien plus que le client n’en demandait, et se retrouvera en danger parce qu’elle aura surestimé ses propres forces. Le regard de Josette, empli autant d’humanité que d’ironie, nous fait à la fois rire (son humeur souvent sarcastique, le style enlevé de sa narration, les dialogues ésotériques absurdes) et penser.

Le roman commence par une conférence que donne Josette à propos de l’haptonomie, une sorte de science thérapeutique du toucher. Des extraits de cette conférence parcourent le livre comme un contrepoint, et nous font connaître le métier de Josette,
tout en mettant en relief son enquête. On se rend compte peu à peu, toutefois, que le cœur du livre, peut-être son sujet véritable, est d’une actualité extrême: disons, pour faire court, le consentement. Ni police ni juge, Josette se pose des questions qui nous concernent toutes et tous: est-on victime quand on connaît les intentions du manipulateur, mais qu’on échoue en tentant de le battre à son propre jeu? Est-on responsable de nos malheurs si on a joué les naïfs et naïves pour tendre un piège à l’agresseur? Les réponses de Josette la narratrice ne satisferaient sans doute pas tout le monde dans un débat sur le consentement qui se tiendrait de ce côté-ci de la fiction.

C’est toute la force du genre romanesque que de nous permettre, pour paraphraser Milan Kundera, de donner vie le temps d’un livre à des «egos expérimentaux», qui incarnent la réflexion et nous habitent bien après la lecture. Si, comme l’auteur de ces lignes, vous en êtes à votre premier Diane Vincent, vous aussi avez du rattrapage à faire. Ça tombe bien, il y a cinq autres livres avec son «couple» d’enquêteurs. ♦

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Diane Vincent
Montréal, Triptyque
2018, 330 p., 26.95 $