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Dossier

Je m’excuse. Je commence en m’excusant.

Une énonciation performative: je m’excuse. La phrase agit. Elle fait ce qu’elle dit faire.

J’ai accepté d’écrire un texte sur ma démarche parce que j’aime Sophie et Alex. Je leur fais confiance. Je m’excuse auprès d’elleux pour le retard.

Ma pratique en performance a toujours été en lien avec l’endurance, le texte, la voix, la bouche et les dispositifs technologiques – ceux qui servent à augmenter la parole.

Ma méthode est simple: prendre acte d’un contexte. En saisir les porosités. M’immiscer dans le narratif qui est en train de se construire. M’y substituer. Disparaître dans le récit qui se crée pour révéler les zones d’adhérence. Investiguer sur la relation entre privé et public. Entre pouvoir et contrepouvoir. Entre individu et institution. Déceler les malaises. Les appuyer. Gratter les gales. Bâtir en me tenant loin de la représentation et de la tentation esthétique.

Par exemple: depuis quelques semaines, j’ai commencé un projet qui complexifie mes rapports salariaux. Plutôt que d’être payée en argent, je choisis de voler. Par vol, j’entends troc non consentant.

Ce projet a commencé quand Guillaume Adjutor Provost, mon ex-mari – nous sommes divorcé·es depuis le 22-02-22, et je suis née à 22h22, étonnante récurrence du 2 –, m’a demandé de nettoyer son appartement pour la venue d’un commissaire étranger.

J’explique: Guillaume est en résidence à Lyon depuis quelques semaines. Sa blonde, Laurence, est allée le rejoindre. Je m’occupe d’arroser leurs plantes. Surtout le roseau de Laurence, fragile et constamment assoiffé. Au même moment, la Fonderie Darling cherche un endroit où loger Baruch Gottlieb, le commissaire de l’expo Marshall McLuhan et les arts, 17-03-2022 – 14-08-2022. Guillaume accepte de sous-louer son appartement pour quelques semaines. Il me demande si j’ai le temps de faire le ménage. Pas trop, mais ok. Il habite juste en dessous de chez moi, donc je me dis que je peux passer rapidement.

Il me fait une liste. Je m’exécute. Quelques jours plus tard, il m’envoie un virement de cent dollars. Je préfère ne pas prendre l’argent. Je trouve ça bizarre, ça me donne l’impression d’être ton employée. J’aimerais mieux te voler. Ce serait plus éthique selon moi. À la suite  d’un échange de textos, puis d’un appel, il finit par accepter mon offre.

En compensation pour mon travail, j’ai volé: une canne de sirop d’érable (de l’érablière de ses parents), un sac du CCA, une bouteille de gaz pour Sodastream, quatre œufs, le livre Pièce écrite qui tente de s’accorder au travail performatif qui tente de s’accorder au voisin qui n’a pas besoin d’être un voisin de Sophie Bélair Clément.

Au moment où j’écris ce texte, je n’ai pas encore exposé les modalités de ce contrat à l’équipe de LQ. Envisager le vol plutôt que le cachet me permet d’opérer un remaniement symbolique et souligne la nature transactionnelle qui s’inscrit entre nos deux instances. On me demande un texte. Je l’écris. On m’offre une rémunération en échange. Si je ne l’accepte pas, que se passe-t-il? Je pose mes propres conditions: je prendrai ce dont j’ai besoin.

Dans l’exposition à la Fonderie Darling, l’artiste Stephanie Syjuco présente une série d’affiches à languettes détachables (comme on en faisait dans le temps) sur lesquelles figurent des titres de livres et les adresses où ils peuvent être téléchargés gratuitement, peut-être illégalement. Pour ma part, j’ai choisi plusieurs zines de Marguerin Le Louvier. Si je vole le travail de cet auteur, je m’en excuse. Peut-être devrions-nous toustes nous excuser de voler le travail des autres. On doit être honnêtes, le système économique dans lequel on vit est construit sur le vol. Nous sommes dérobé·es et nous dérobons aux autres le fruit de leur labeur.

Je ne sais pas encore ce que je volerai dans les bureaux de Lettres québécoises au 1463, boulevard Saint-Joseph Est: les sauces piquantes du réfrigérateur, une rame de papier, des stylos, du café, des services de presse, une chaise ergonomique? Je ne volerai pas d’ordinateur parce que je considère que leur valeur d’usage est difficilement quantifiable. Je ne volerai pas non plus les objets ayant une valeur sentimentale.

Veilleux

J’ose croire que la disparition des objets qui auront été volés imposera une réflexion quant à la valeur du travail accompli. On pourra juger que j’ai exagéré, que j’ai trop pris ou, à l’inverse, que j’ai été humble et généreuse. Mais au-delà de ce jeu d’évaluation, ma tentative demeure de construire un dispositif d’écriture qui s’active dans la vie.

Ce texte est un contrat littéraire. En acceptant de le publier, Lettres québécoises le signe.

 


Maude Veilleux est née en Beauce. Elle a publié trois recueils de poésie ainsi que deux romans.  En 2018, elle a fait paraître un roman-web, intitulé frankie et alexblack lakesuper now. Elle a aussi dirigé le collectif Bad boys chez Triptyque. Au fil des années, elle a publié dans diverses revues. Plus récemment, son texte «Lettre à n’importe qui», dans le numéro 170 de la revue Mœbius, a été finaliste aux Prix d’excellence de la SODEP, dans la catégorie «Essai, analyse et théorie».  Son travail en performance a été présenté dans plusieurs centres d’artistes et festivals tels que Le Lieu, Le Lobe, la Fonderie Darling, le OFFTA et la RiAP. Depuis 2020, elle s’intéresse, avec le collectif Botes Club, aux robotEs et aux intelligences artificielles.

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