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Rire, pleurer, haïr et comprendre

Rire, pleurer, haïr et comprendre

Yara El-Ghadban, avec Je suis Ariel Sharon, explore la psyché de l’une des grandes figures modernes de l’histoire israélo-palestinienne.

Roman

Yara El-Ghadban, avec Je suis Ariel Sharon, explore la psyché de l’une des grandes figures modernes de l’histoire israélo-palestinienne.

Le 4 janvier 2006, après avoir été victime d’une attaque cérébrale, le premier ministre d’Israël, Ariel Sharon, sombre dans un coma profond dont il ne se réveillera pas. Il meurt huit ans plus tard, le 11janvier 2014, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Célébré comme un grand homme d’État par les mouvements sionistes et notamment par le Likoud, parti politique israélien qu’il a cofondé en 1970, Ariel Sharon, «Arik», est l’un des défenseurs majeurs des Palestiniens contre l’oppression de l’État d’Israël. Mais il a également été reconnu comme «indirectement responsable» des massacres de civils des camps de Sabra et Chatila (conclusion officielle de la commission Kahane de 1983 présidée par le Président de la Cour suprême israélienne), ce qui lui a valu le surnom de «Boucher de Beyrouth». C’est donc un personnage majeur de l’histoire récente, et d’une haute sensibilité politique, que Yara El-Ghadban, romancière et anthropologue palestinienne, fait le choix d’explorer avec son troisième roman, Je suis Ariel Sharon. Et, il faut le dire d’emblée, elle signe là un livre qui se distingue par son humanité.

Voix de femmes

Durant ces huit années de coma, la tête de Sharon est peuplée de voix de femmes. Telle est l’hypothèse romanesque de Yara El-Ghadban. Voix de l’infirmière; voix des femmes de sa vie; voix d’ange, voix de la Femme-voix, de la Femme-rossignol, de la Femme-jument, de celle qui se nomme Rita, «l’enfant mort-née d’une terre mort-née», toutes se relaient et se mélangent dans l’esprit de celui que le personnel hospitalier a surnommé «le géant endormi». «Je suis. Mère. Amante. Amie. Bourreau. Victime. Martyre. Guerrière. Révoltée!», dit celle qui est toutes et une en Arik. Chacune de ces voix, à la fois multiple et singulière, rebâtit l’humanité de Sharon.

La voix de Véra, la mère, retrace la trajectoire de guerre, de haine et de peur qui a engendré les prémices de l’État d’Israël, des pogroms russes aux moshavim des premiers colons, ces communautés agricoles coopératives de Juifs immigrés en Palestine. La logique de cette histoire est celle du mal qui engendre le mal, et les fusils mausers qui ont abattu des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ont à leur tour, entre des mains juives, été braqués sur des Arabes. De la voix de Lily, la seconde femme de Sharon, on apprend la tendresse de l’homme, sa passion pour l’agriculture et les chevaux, le décès de sa première femme, celui de son premier fils. La voix de l’infirmière, surnommée «Le Rossignol», porte les mots d’auteurs juifs et arabes, ceux notamment d’Yizhar Smilansky et de son roman Khirbet Khizeh (1949), qui fait le récit de l’expulsion des paysans arabes par la toute nouvelle armée israélienne, ou encore ceux, en arabe, d’Ibrahim Nasrallah, écrivain, peintre, journaliste et photographe palestinien. La voix de Rita, la plus mystérieuse de toutes, celle qui est «le début et la fin», que les Arabes appelaient «La Gazelle» et les Juifs «L’Excentrique», fait ressurgir les paradoxes de cette vie de violence, le meurtre de l’autre pareil à soi, la tragédie de cet État juif qui existe dans la souffrance et vit dans la mort.

Humain, trop humain

En se situant outre-vie, dans l’espace liminal du coma, Je suis Ariel Sharon s’affranchit des œillères partisanes et politiques pour aborder le conflit israélo-palestinien selon cette réalité que l’histoire et l’analyse ont trop souvent tendance à exclure: l’humanité d’un homme, son horreur et sa lumière. Ici réside la grande intelligence du livre de Yara El-Ghadban qui, reprenant et dépassant la célèbre formule de Spinoza, réaffirme que la littérature peut à la fois rire, pleurer, haïr et comprendre. Ainsi seulement, sans s’attendrir ni passer sous silence les responsabilités de la politique de l’État d’Israël, peut être fait le difficile constat qu’il n’y a pas de monstre qui soit si différent de soi qu’on ne pourra jamais le rejoindre. Il n’y a que des hommes et des femmes. Dans les mouvements troubles et profonds d’une psyché endormie, Yara El-Ghadban déploie une écriture aérienne dont la poésie abolit les frontières entre les êtres, les corps, les langues, les époques, les histoires, les sexes, les âges et les confessions religieuses: «Je dis ton corps. La vérité est qu’il n’y a pas de frontières entre nous: toi, moi, les autres femmes. Tes fantômes sont les miens. Les leurs, les tiens. Elles ne savent plus où commence ton corps, où finissent les leurs. […] Je suis la femme qui vit en toi.» Dans le creuset de la voix féminine d’outre-tombe, toutes et tous se mêlent et s’abolissent.

Avec Je suis Ariel Sharon, Yara El-Ghadban propose une autre logique, féminine, poétique, humaine, dépassant le seul conflit israélo-palestinien et rappelant cette vérité fondamentale: aucun·e humain·e ne peut nier l’humain·e en l’autre. ♦

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Article au format PDF
Yara El-Ghadban
Montréal, Mémoire d'encrier
2018, 128 p., 19.00 $