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Redéfinir l'essai littéraire

Redéfinir l'essai littéraire
Quand le fruit de la pensée devient pomme de discorde

Une décision du Conseil des arts du Canada (CAC) vient de placer la définition de l’essai littéraire au cœur d’un débat impliquant plusieurs éditeurs québécois et canadiens. Tout le reste est-il littérature, pour reprendre les mots de Verlaine?

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Quand le fruit de la pensée devient pomme de discorde

Une décision du Conseil des arts du Canada (CAC) vient de placer la définition de l’essai littéraire au cœur d’un débat impliquant plusieurs éditeurs québécois et canadiens. Tout le reste est-il littérature, pour reprendre les mots de Verlaine?

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En novembre prochain, dans le cadre du Salon du livre de Montréal (SLM), le premier Prix Contre-jour de l’essai littéraire sera décerné par la revue du même nom. Son directeur, l’écrivain et professeur Étienne Beaulieu, dit vouloir pallier l’ignorance du public envers «l’essai littéraire, véritable richesse nationale, d’Arthur Buies à Jacques Brault, en passant par Pierre Vadeboncœur». Cette méconnaissance serait due, d’après lui, au fait que l’essai est considéré au sens très large, par le public et le monde du livre, comme un «fourre-tout» rassemblant l’étude savante et l’analyse politique, le traité d’économie, le livre pratique… Il y a presque vingt-cinq ans, l’essayiste Robert Vigneault livrait le même constat, alléguant que, «faute de critères théoriques assez précis, on a relégué [l’essai] dans le magma de ce qu’on appelle la “littérature d’idées”, et, du même coup, presque exclu du domaine littéraire proprement dit». (L’écriture de l’essai, L’Hexagone, 1994.)

Raconter le savoir

La distinction entre l’essai littéraire et l’ensemble de la prose d’idées est pourtant établie depuis longtemps par les intellectuels (Georg Lukàcs et Theodor Adorno en Europe, Marc Angenot, André Belleau, Jean Terrasse et Robert Vigneault au Québec, pour ne nommer que ceux-ci), comme en témoigne l’anthologie Approches de l’essai. Anthologie (Nota bene, 2017 [2003]), de François Dumont. En boutade, Roland Barthes associe l’essai littéraire à un «roman sans nom propre» (Roland Barthes par Roland Barthes, 1975); Jean Marcel, lui, y voit «une biographie sans événement» («Forme et fonction de l’essai dans la littérature espagnole», Études littéraires). Ce dernier texte, publié en 1972, propose d’ailleurs une définition qui, remaniée dans des travaux ultérieurs de Marcel, sera régulièrement citée: l’essai littéraire est un «discours réflexif de type lyrique entretenu par un JE non métaphorique sur un objet culturel». Dans la tradition de Montaigne, dont les Essais (1588) expriment un balancement du moi entre vie intérieure et monde extérieur, l’essai littéraire répond donc à une démarche essentiellement artistique. «Comment raconte-t-on le savoir? C’est ça aussi, la question», souligne Kateri Lemmens, professeure au Département des lettres et humanités de l’Université du Québec à Rimouski. Romancière, poète et essayiste, elle se demande «quelle pratique artistique correspond à notre mise en forme, notre travail de ce matériau-là qui sont les idées, mais les idées travaillées par l’imagination, par la poésie, par une architectonique du texte.» Elle ajoute qu’il y a aussi dans l’essai une appropriation formelle qui se fait dans l’art, «une appropriation du matériau vivant».

Cette appropriation de tous les possibles par l’écriture de l’essai littéraire a d’ailleurs été associée par Robert Vigneault («L’essai québécois: la naissance d’une pensée», Études littéraires, 1972) à l’émergence de la modernité et de l’affirmation de l’identité québécoise; l’apparition de l’essai littéraire au Québec coïncidant avec l’émancipation des écrivains face au dogme catholique et à sa pensée unique: «[P]our nous, accéder à l’essai, c’était quitter le monde des essences pour celui de l’existence; c’était quitter l’immobilisme du dogme pour naître enfin à une pensée vivante.»

Les années 1960 ont été témoin de l’«explosion» de cette pensée par des essais littéraires comme ceux de Jean Simard (Répertoire, 1961), Pierre Baillargeon (Le scandale est nécessaire, 1962) et bien sûr La ligne du risque (1963) de Pierre Vadeboncœur. Par la suite, les écrivains et écrivaines ont été nombreux à se coltiner au genre: de Jacques Brault (Chemin faisant, 1975; Images à Mallarmé, 2017) à Simon Nadeau (L’autre modernité, 2013), de Nicole Brossard (La lettre aérienne, 1985) à Suzanne Jacob (La bulle d’encre, 1997; Histoires de s’entendre, 2008), en passant par Marie-Claire Blais (Passages américains, 2012), Daniel Grenier (La solitude de l’écrivain de fond, 2017), Robert Lalonde (Le seul instant, 2011), Pierre Ouellet (La pensée hèle. Autopsie de l’esprit, 2018), Yvon Rivard (Exercices d’amitié, 2015), Élise Turcotte (Autobiographie de l’esprit, 2013)…

Un admirable foisonnement, que Kateri Lemmens voit fleurir jusque dans les classes universitaires: «On a aussi une émergence de plusieurs chercheurs-créateurs à l’université, pour moi cela devient un vrai espace où l’on pense la littérature et où l’on essaie de la faire. Je vois émerger dans cet intérêt-là pour l’essai littéraire une espèce d’aiguillon de force de la littérature.»

Dans la francophonie, l’essai littéraire est simplement nommé «essai», au même titre que les essais économiques, historiques, féministes,etc. Une confusion qui ne caractérise pas les lettres anglo-saxonnes, selon Patrick Poirier, directeur général des Presses de l’Université de Montréal (PUM): «En français, quand on parle d’essai, ça peut être un essai philosophique, ça peut être en socio, en psychanalyse, en littérature… Les anglophones ont le terme non-fiction essays et fiction-essays: non-fiction, c’est tout ce qui recoupe les sciences humaines et sociales, les humanités,etc., et c’est ce qui était historiquement financé par le CAC.»

La souplesse des balises

Dans le milieu du livre, aborder l’essai au sens large semble faire plutôt consensus. Par exemple, le Prix des libraires catégorie Essai québécois est accordé depuis 2018 à «une œuvre de réflexion qui analyse librement un sujet». Tous les types d’essais sont accueillis: philosophiques, historiques, scientifiques, économiques, politiques,etc. «Les études, traités scientifiques ou de vulgarisation ne sont pas considérés.» Quant à la littérature, elle se confond ici avec la philosophie et l’histoire, ou se terre dans les tréfonds du «etc.». Katherine Fafard, directrice générale de l’Association des libraires du Québec (ALQ), nous a confié que la possibilité de ne consacrer le prix qu’à l’essai littéraire avait été écartée pour donner plus de latitude au jury: «Les libraires ne voulaient pas se priver de récompenser des livres qui auraient été écartés par des critères trop stricts.» Cette inclusion de tous les genres d’essais s’est ainsi illustrée dans l’attribution du prix en 2018: la liste préliminaire de huit titres ne contenait que deux essais littéraires (Mathieu Bélisle, Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Leméac; Maxime Blanchard, Le Québec n’existe pas, Nota bene.) Le livre de Blanchard s’est retrouvé parmi les cinq finalistes, évalué aux côtés d’un essai féministe (Lili Boisvert, Le principe du cumshot, VLB), d’un essai historico-sociologique (Denys Delâge et Jean-Philippe Warren, Le piège de la liberté, Boréal) et d’un traité de municipalisme, qui remporta les honneurs (Jonathan Durand-Folco, À nous la ville!, Écosociété). L’auteur primé lui-même se dit en faveur de balises souples entre les différents genres de l’essai:

Tout essai, peu importe sa forme, fait entrer quelque chose qui est de l’ordre de la créativité, d’une affirmation et d’une démonstration qui ne relèvent pas uniquement de règles relevant de méthodes scientifiques ou de protocoles académiques. C’est une certaine position qu’on amène et qu’on cherche à défendre, justifier, expliquer selon une série d’outils, de figures rhétoriques. J’ai donc plutôt une vision large du processus de création, qui peut avoir peut-être une connotation plus littéraire, plus philosophique — quoique les frontières se brouillent aussi souvent.

Quand une définition devient affaire de survie

Dans un contexte comme celui du Québec, où l’édition dépend pour sa plus grande part des fonds publics et, donc, de leurs critères de financement, redéfinir les balises des genres peut devenir une question de sous, et même carrément de survie. Or, en 2017, parmi les nombreux changements de critères imposés par le CAC aux éditeurs canadiens pour être soutenus financièrement, la définition de l’essai admissible a été restreinte à la seule catégorie de l’essai littéraire. On imagine la consternation chez les éditeurs d’essais politiques, économiques, féministes,etc.

«Notre mandat est de soutenir les arts, leur création et leur diffusion, a confirmé Carolyn Warren, directrice générale de la Division des programmes de subventions aux arts du CAC. Dans nos lignes directrices, seuls les essais au sens littéraire du terme sont admissibles. Pour des fins de précision, l’intitulé du genre admissible est passé de “études et essais” à “essais littéraires” en cohérence avec notre mandat.» Le site web du CAC précise que pour obtenir un financement, «l’œuvre doit présenter un texte réflexif où le point de vue et l’opinion de l’auteur sont dominants. Les essais admissibles ont recours à un style littéraire et aux techniques propres aux genres narratifs. Ils doivent contribuer de façon marquée à la littérature, à l’appréciation des œuvres d’artistes ou d’auteurs canadiens ou encore à la connaissance des arts».

Bref, si cette définition de l’essai littéraire venait à être adoptée au sens strict, le CAC cesserait de subventionner une grande partie des essais liés aux sciences humaines et sociales au Québec. «Ça fait longtemps que le CAC appelle “essai littéraire” quelque chose de beaucoup plus large, rappelle Élodie Comtois, responsable communications, médias et commercial chez Écosociété. On a toujours été financés pour nos essais (politiques, sociologiques,etc.).» Selon elle, la restriction par le CAC de l’essai littéraire au seul domaine de la littérature crée un «branle-bas de combat» chez les éditeurs d’essais dits «non littéraires», qui voient alors leurs activités (voire leur futur) menacées: «Nous, [chez Écosociété], sans Conseil des arts, on ne serait pas ce qu’on est aujourd’hui. Il y a plein de projets qui ne pourront pas se faire si on n’est pas financés par le CAC. Le soudain parti-pris du CAC pour les éditeurs “littéraires” au sens de fiction pure est extrêmement dommageable pour un grand nombre d’éditeurs qui contribuent à la vie démocratique, au débat, à la pensée,etc. Et c’est en ce sens-là que c’est très problématique, parce que c’est extrêmement dangereux pour l’avenir des éditeurs.»

Mais quels sont donc les nouveaux critères d’évaluation en question? Les éditeurs à qui nous avons parlé disent que c’est là, justement, que le bât blesse, personne au CAC n’ayant été en mesure de leur offrir des indications claires et précises: «À la rigueur, dit Patrick Poirier, dans un cadre où le CAC aurait dû faire avec des coupures drastiques, on aurait pu se dire, bon, d’accord, ils cherchent à réduire le nombre de candidats potentiels aux subventions, ça se défend. Mais là, on est dans le cas contraire, il y a un resserrement des règles alors que leur budget a presque doublé. Je n’ai pas reçu de retours clairs sur ma dernière demande de subvention, nous sommes dans le brouillard, et c’est inquiétant. Ça semble relever d’une idéologie toute bête.»

«Littéraire»: la bannière salutaire

Le 6 avril 2018, les membres du Bureau de direction de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) ont rencontré Simon Brault, directeur et chef de la direction du CAC. Selon nos sources, Simon Brault aurait reconnu le flou de la nouvelle définition de l’essai littéraire par le CAC et suggéré à l’ANEL de la bonifier.

Le regroupement d’éditeurs suggérera donc sous peu un amendement à la définition initiale: l’essai littéraire devra certes «contribuer de façon marquée à la littérature», mais aussi «à la vie des idées»; il ne contribuera plus seulement «à l’appréciation des œuvres d’artistes ou d’auteurs canadiens ou encore à la connaissance des arts», mais aussi à celle «des humanités». Élodie Comtois n’irait cependant pas jusqu’à conclure que le problème sera pour autant réglé: «Est-ce que c’est une ouverture pour réfléchir véritablement au financement des éditeurs d’essais et à leur rôle dans la vie littéraire québécoise et canadienne? Ça, c’est une autre affaire. On va voir…» Les discussions se poursuivront dans les mois à venir, et toujours selon nos sources, elles s’étendront à plusieurs autres préoccupations liées aux subventions. Notamment, le fait qu’un éditeur ne soit plus soutenu selon les titres qu’il publie, mais pour l’ensemble de son travail ou de sa politique éditoriale; ou encore la volonté du CAC de privilégier les publications favorisant une «diversité» dont les contours, encore une fois, seraient mal définis.

Fragilité d’un écosystème

Selon Élodie Comtois, l’argument du CAC, qui associe son mandat au seul soutien des œuvres artistiques, ne cadre pas avec la réalité sur le terrain: «Les artistes, que ce soit des littéraires, des gens de théâtre, d’arts visuels, s’inspirent énormément des œuvres des essayistes, qui mettent le doigt sur certains enjeux. Je le vois avec Alain Denault: il y a déjà eu des constructions de l’ATSA (Association terroriste socialement acceptable) sur les paradis fiscaux d’après l’œuvre d’Alain Denault, ils ont voulu porter ça dans l’espace public, dans l’art engagé. Le monde des arts, ce n’est pas divisé, c’est un tout, c’est un écosystème. Le CAC est complètement à côté de la plaque dans sa vision rigoriste.»

En déshabillant Pierre pour habiller Paul, en favorisant les éditeurs dits «littéraires» au détriment des «non littéraires», le CAC se désengage, selon Élodie Comtois, de ses responsabilités envers la prose d’idée et les humanités: «Comment finance-t-on l’essai lorsqu’on est dans une société où les gens en lisent? Parce que la culture de l’essai de la part du public, elle est là. Il y a une curiosité, les médias se cassent la gueule pour toutes sortes de raisons, et le livre, comme temps d’arrêt pour se plonger dans un sujet, il est extrêmement pertinent. On le voit, les gens lisent nos ouvrages, mais on a besoin d’avoir structurellement des fonds qui aident à réaliser des projets pour qu’il y ait plusieurs voix. Et c’est ça que le CAC ne comprend pas dans son rôle. On ne pourra pas continuer s’ils sont dans une optique de fermeture de leur propre vision de la littérature. Ils doivent être à l’écoute d’une communauté au complet, littéraire et non littéraire.» ♦

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