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Qui trop embrasse mal étreint

Qui trop embrasse mal étreint

Avec 160 rue Saint-Viateur Ouest, Magali Sauves propose, quatre ans après Yiosh!, une autre incursion dans la communauté juive montréalaise. Ce nouveau titre, sans être dénué de qualités, n’est toutefois guère convaincant.

Roman

Avec 160 rue Saint-Viateur Ouest, Magali Sauves propose, quatre ans après Yiosh!, une autre incursion dans la communauté juive montréalaise. Ce nouveau titre, sans être dénué de qualités, n’est toutefois guère convaincant.

Roman choral, 160 rue Saint-Viateur Ouest relève aussi du roman policier, de l’étude de mœurs et de l’ethnographie sans toutefois respecter toutes les règles et les conventions liées à ces différents genres. Il en résulte un livre quelque peu informe, décousu, à la structure alambiquée, qui ne tient pas vraiment ses promesses.

Persona non grata

Les prémisses de cet ouvrage sont pourtant plus que fascinantes. Mathis Blaustein, lieutenant du Service des enquêtes sur les crimes contre la personne de la Sûreté du Québec, est estimé et respecté par ses collègues de travail. Sa vie personnelle, en revanche, s’avère nettement plus mouvementée. Jadis membre de la communauté juive de Montréal, Mathis est renié par tous (ou presque tous) les membres de sa famille ultra-orthodoxe en raison de son homosexualité: Yssruli, le patriarche omnipotent régnant sur la fratrie tel un dieu aux pouvoirs infinis; Aaron, le père plutôt pleutre qui se réfugie dans les cabarets érotiques afin d’échapper à sa vie terne et monotone; les frères et les sœurs, pour qui Mathis n’existe plus. Seule Yocheved, la mère, telle Antigone défiant l’autorité de Créon, voit son fils à l’insu de tous. Par le biais d’analepses et d’analyses psychologiques révélatrices, l’autrice décrit avec une patiente minutie les mécanismes de l’exclusion sociale. Devant apprendre à vivre au sein d’une société hétéronormative et ethnocentrée qui cherche à aplanir toute forme de différence, Mathis est «le transfuge, le Judas, le seul à connaître les deux côtés» de la médaille, ou plutôt de la société, où tout est codes, compromissions, apparences, faux-fuyants et hypocrisie.

Dans un tel contexte, comment, pour Mathis, être soi-même? Comment arriver à réussir sa vie — ou, du moins, à ne pas complètement la gâcher? La quête identitaire du personnage s’impose comme l’un des éléments majeurs du roman:

Du statut hybride qu’était le sien, de la dévalorisation profonde des fibres de son être au cours de son adolescence, de l’anathème qui avait sanctionné son départ de chez ses parents, était née une volonté farouche de devenir quelqu’un, de faire que son passage sur terre ne se résume pas à une monstrueuse erreur.

C’est dans ces pages, où elle entremêle les considérations sur l’identité juive et l’homosexualité masculine avec un certain lyrisme, que Sauves livre ses plus beaux passages, ceux où elle arrive à un réalisme probant empreint de poésie. Non seulement l’autrice montre-t-elle les effets dévastateurs de la répression intériorisée (haine et dégoût de soi) et de l’homophobie: elle s’attarde sur le couple que forment Mathis et Jean-Claude Limoges, professeur de français dans une polyvalente de Montréal, sur les affres et vicissitudes du quotidien, mais aussi sur les instants de bonheur et de sensualité.

Vous avez dit «intrigue policière»?

À cette quête d’identité et d’authenticité dans un monde hostile se superpose une intrigue policière: en sa qualité de lieutenant, Mathis enquête sur la mort pour le moins suspecte de Georges Jalabert, un scientifique travaillant pour Green Stuff, une compagnie spécialisée dans la production de biopesticides. Certains chapitres prennent donc les allures de véritable whodunit, avec la scène de crime, les suspects et les interrogatoires. Cette intrigue eût été intéressante et pertinente si elle avait été mieux ficelée et, surtout, si elle n’avait pas été gâchée par une sous-intrigue: une femme, Léonie Laverdure, complètement affolée et éperdue, harcèle la mère de Mathis en se présentant chez elle à toute heure du jour et de la nuit et en l’assommant de questions qui n’ont, à première vue, aucun sens. Préoccupé par le bien-être de Yocheved, Mathis décide d’examiner le passé mystérieux de l’intruse. S’ouvre alors une deuxième enquête, qui mène le lieutenant à Berlin, où il plonge dans les racines du nazisme. Cette intrigue secondaire est inutilement complexe et finit par prendre le dessus sur la quête identitaire et la représentation de l’homosexualité, qui sont reléguées au second plan — pour ne pas dire davantage. L’identité de l’assassin de Georges Jalabert, révélée à la toute fin du roman, n’apparaît pas comme une surprise, mais plutôt comme une évidence que de trop nombreux indices ont laissé transparaître. Ce n’est pas tout de mettre en scène un personnage de détective pour écrire un roman policier: encore faut-il cultiver le sens du suspense.

En fait, ce qui diminue grandement le plaisir de lecture, c’est cette propension, chez l’autrice, à multiplier les intrigues et personnages secondaires, à sauter d’un sujet à l’autre et à aborder une kyrielle de thèmes: la violence conjugale, la corruption dans le milieu de la construction,etc. En résulte un roman morcelé et épars qui, sans être totalement mauvais, n’est pas une réussite. Un travail éditorial plus rigoureux aurait permis d’éliminer ces scories, ne serait-ce que les (trop nombreuses) coquilles, dont cet extrait malheureux: «se s’embrassaient». Peut-être vaudrait-il mieux que Sauves s’en tienne au sujet qu’elle connaît le mieux et qu’elle maîtrise d’ailleurs parfaitement: la communauté juive. ♦

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Magali Sauves
Montréal, Mémoire d'encrier
2018, 312 p., 24.95 $