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The queer art of failure

Après les excellents La minotaure (2018), de Mariève Maréchale, et Ceci est mon corps (2019), de Michael V. Smith, Cette blessure est un territoire, de Billy-Ray Belcourt, troisième titre de la collection «Queer» des éditions Triptyque, redéfinit la notion même de ravissement.

Traduction

Après les excellents La minotaure (2018), de Mariève Maréchale, et Ceci est mon corps (2019), de Michael V. Smith, Cette blessure est un territoire, de Billy-Ray Belcourt, troisième titre de la collection «Queer» des éditions Triptyque, redéfinit la notion même de ravissement.

Jeune poète originaire de la Première Nation crie de Driftpile, en Alberta, Billy-Ray Belcourt, avec ce premier recueil de poèmes superbement traduit de l’anglais par Mishka Lavigne, offre des textes résolument queer tant dans leur fond — ils interrogent tous le statut d’un sujet bispirituel au sein d’une société largement blanche et hétérocentriste — que dans leur forme. Que ce soit par le biais de poèmes en prose, de listes, d’énoncés numérotés prenant l’allure de sentences proverbiales, de conversations sur des sites de rencontres ou d’essais (à ce sujet, il faut lire l’épilogue du livre, qui est ni plus ni moins un art poétique), l’auteur propose une «morale du minoritaire», pour reprendre l’expression du philosophe français Didier Eribon; le standpoint d’un Autochtone queer qui nomme haut et fort ses blessures, les revendique même. En résultent une poésie de l’empowerment, une parole frondeuse qui «s’ouvr[e] aux possibilités du désir».

Défaire le genre

Le lecteur a à peine parcouru quelques pages qu’il est happé par les mots fracassants et bouleversants, par leur force d’évocation, leur puissance. Le poète est tour à tour trouble-fête dans un monde en teintes de gris, critique virulent de l’orthodoxie et même un trickster — mais pas n’importe lequel: «j’ai jadis été un trickster aux larges épaules qui est tombé du ciel bariolé de maquillage et vêtu de skinny jeans». C’est qu’il désire en finir une fois pour toutes avec la sacro-sainte notion de genre, «un autre mot pour histoire d’horreur»; avec cette dichotomie délétère, cette dictature qui ne saurait en aucun cas rendre compte de la diversité humaine. «Le genre est un tour de magie que je ne sais plus comment performer», écrit celui pour qui «la féminité est une torche que seuls les hommes les plus courageux peuvent brandir». En refusant de s’assujettir à la masculinité, cette fiction que d’aucuns envisagent comme un idéal à atteindre, Belcourt rejette par le fait même les identités figées et normées ainsi que les étiquettes réductrices.

De l’autochtonie

Cette blessure est un territoire relate aussi, avec moult détails, des rencontres sexuelles avec des rednecks insensibles, aux «rêves de pétrole et de masculinité aigrie»; des représentants de la masculinité toxique qui ont appris «à aimer sur grindr»; bref, des hommes blancs qui chosifient les Autochtones, les réduisent à l’état de curiosités, d’objets exotiques: «ne nous comparez pas à la pluie/à moins de le penser en crisse». Le ton devient nettement plus acéré dans les neuf entrées de «Journal d’Oxford». Dans cette section, sans contredit la plus politisée du recueil, est explicitement dénoncé le racisme d’une société soi-disant ouverte et tolérante où les Autochtones sont bien souvent perçus comme des «signifiants vides de sens», des «subjectivité[s] aplanie[s]» par «le regard normatif de l’homme blanc». Or (et c’est là toute la beauté du livre), Belcourt met au jour ses contradictions, ses apories, «la cassure d’être qu’est l’autochtonie»: «tous les hommes que je fréquente sont blancs. il s’avère que je suis doué pour aimer ceux qui ont mis le monde en pièces. je n’arrive pas à décider si c’est ironique ou si c’est déchirant.» Celui qui «vien[t] de quatre cents no man’s land» dévoile un être brisé par les effets du colonialisme; une subjectivité sur le bord du précipice; un individu «entre sujet et objet»; en un mot, un sujet queer.

Éros et Thanatos

De telles relations déchirantes et mortifères amènent Belcourt à définir le sentiment amoureux comme une «théorie de la négativité». En effet, l’amour ne peut s’actualiser que dans les blessures béantes et vives, les pertes vertigineuses, la mort: «être avec moi, dit-il, c’est comme habiter dans un cimetière» de victimes des Blancs colonisateurs, de l’État injuste et aveugle. Mais aimer, pour le poète cri, c’est également, au sens le plus romantique du terme (c’est-à-dire absolu), chercher à disparaître pour fusionner avec l’autre, «se laisser fondre dans ce qui est mauvais pour lui» et ainsi former une nouvelle subjectivité: «je veux connaître la sensation de mon corps qui se meurt dans celui de quelqu’un d’autre».

Grand traité sur l’authenticité et les (im)possibilités d’être soi-même, appel à la mobilisation, utopie nécessaire, Cette blessure est un territoire est assurément l’une des révélations de l’automne. La parole de Belcourt, juste et capitale, ne peut être ignorée.♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Nicholas Giguère
Mishka Lavigne
Montréal, Triptyque
2019, 96 p., 17.95 $