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Purgatoire roulant

Trois solides romans en quatre ans: c’est à se demander ce que peut bien ingérer le prolifique Hugo Meunier pour maintenir une telle cadence, tout en préservant d’aussi hauts standards! Meunier Inc. ne connaît pas la crise.

Roman

Trois solides romans en quatre ans: c’est à se demander ce que peut bien ingérer le prolifique Hugo Meunier pour maintenir une telle cadence, tout en préservant d’aussi hauts standards! Meunier Inc. ne connaît pas la crise.

Hugo Meunier métabolise sans cesse ce concept et en fait un catalyseur: crise de la quarantaine convertie en enquête délirante dans Le patron (Stanké, 2019); crise identitaire articulée autour du genre, et débouchant sur une cathartique histoire de vengeance dans Olivia Vendetta (Stanké, 2021); crise professionnelle et familiale menant à une tentative de suicide dans Raté, nouvel opus de ce triptyque de la tourmente. Avec la même approche punchée et ses phrases «urbaniennes», le journaliste d’immersion déploie à nouveau sa machine à faire lire les décrocheur·ses de paragraphes et les drop-out de la page. Meunier accomplit l’exploit de combiner sans effets secondaires littérature populaire, intelligence, humour et sensibilité (et non sensiblerie). Héritier de la philosophie journalistique des grand·es reporters, il réitère l’idée selon laquelle la littérature peut prétendre à une forme de vérité, sans pour autant confiner l’écrivain·e à son propre vécu. Armé d’une capacité hors du commun à se glisser dans la peau de l’autre, à expérimenter, le temps d’un livre, une partie de sa façon d’être au monde, Meunier fonde ses romans sur l’empathie documentée par le témoignage. L’imagination fait le reste, et il n’y a qu’à lire l’auteur pour en obtenir la preuve: il n’en manque certainement pas!

Les ruines de l’autosabotage

Après avoir parlé au nom d’une génération qui n’est pas la sienne, puis d’une personne trans, Meunier n’hésite pas ici à se mettre de nouveau en danger en endossant la voix d’un tétraplégique. À la suite de déboires dans sa carrière déclinante d’acteur et d’une douloureuse séparation avec la mère de son fils, Christian atteint le fond du baril. Un bon matin, il dépose ses chaussures sur le quai et se jette devant le métro. Miracle ou malédiction, son heure n’est pas venue, puisqu’il se réveille à l’hôpital au bout de plusieurs mois. Ayant conservé le contrôle de sa tête et ses capacités cognitives, il a toutefois perdu l’usage de tout le reste de son corps. S’il veut retrouver ne serait-ce qu’un semblant de normalité, il devra déployer une volonté inaltérable durant son processus de réadaptation, piloté par Ernest, le charismatique ergothérapeute.

Or, la déchéance physique de Christian n’est pas le pire, étant donné que sa vie affective et sociale est elle aussi en ruine après des années d’autosabotage: à commencer par son fils adolescent, qui refuse de le voir, son ex, qui culpabilise de son passage à l’acte, et ses ami·es de longue date, espaçant leurs visites devant son attitude détestable. Christian ayant pour seul leitmotiv mental la ferme idée de ne pas se manquer lors de sa prochaine tentative, il faudrait être drôlement fou ou irrémédiablement optimiste pour parier sur ce poulain aux pattes cassées. Mais les causes les plus intéressantes ne sont-elles pas celles qui semblent perdues?

Drôles de romans sociaux

L’une des grandes forces de Meunier est d’être capable de nourrir le vécu de ses personnages d’instants d’éternité, qui paraissent si profondément vrais qu’ils leur donnent corps. Il faut se ressaisir, pendant un souper entre ami·es, pour ne pas raconter l’anecdote que l’auteur prête à ses protagonistes, comme si c’était à nos proches qu’elle était arrivée. Cette impression de réel est décuplée par l’aspect presque documentaire de ce livre, qui s’attache à nous faire comprendre à quel point nos sociétés ne sont pas adaptées aux handicapé·es. En ce sens, Raté a une grande portée sociale: il prend parfois des accents de plaidoyer pour dénoncer le manque de ressources en santé mentale, notamment dans les refuges de jour et de nuit (en parallèle à sa carrière, Christian était le porte-parole d’un centre pour personnes en situation d’itinérance).

À cela s’ajoutent les habituels jeux littéraires qui agrémentent l’œuvre de Meunier: listes de chansons (savamment ringardes) résonnant avec le texte, et insertion de courtes nouvelles, qui imaginent la survie de suicidé·es plus ou moins célèbres, dont Cléopâtre, Eva Braun, Anthony Bourdain et Nelly Arcan. Peu plombant, extrêmement éclairant sur notre époque, sans complaisance, ce troisième roman d’Hugo Meunier apparaît encore plus maîtrisé que les précédents. C’est sans doute pourquoi il fait mouche à ce point, dilatant notre rate, tout en pinçant quelques cordes sensibles sur nos cœurs fatigués. Gageons que les plus tendres d’entre nous (pas moi, bien sûr) échapperont quelques larmes.

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Hugo Meunier
Montréal, Stanké
2023, 344 p., 29.95 $