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Prosaïsme intempestif

Jean Babineau signe ici une fiction historique sur l’expropriation des terres du parc Kouchibouguac et ses conséquences sur les quelque deux cents familles qui y habitaient, dont celle des Vautour.

Roman

Jean Babineau signe ici une fiction historique sur l’expropriation des terres du parc Kouchibouguac et ses conséquences sur les quelque deux cents familles qui y habitaient, dont celle des Vautour.

Des paroles de Petitcodiac, de Zéro Degré Celsius (rendues célèbres par Zachary Richard) aux graffitis tout récents dans les rues de Moncton, le nom du patriarche Jackie Vautour circule surtout aujourd’hui en tant qu’emblème fragile d’une révolte qui se démarque par sa durée dans le contexte acadien.

Victime d’une expropriation orchestrée par les gouvernements fédéral et provincial, qui se sont accaparé les terres de Claire-Fontaine, au sud de Miramichi, pour créer le parc national Kouchibouguac en 1979, Vautour y est revenu de peine et de misère, accompagné de ses proches. Du haut de ses quatre-vingt-dix ans, il continue d’y pêcher et d’y vivre. L’histoire de son modeste domicile est maintenant présentée au centre d’interprétation du parc Kouchibouguac, ce qui témoigne moins d’une réconciliation véritable que d’un changement de garde générationnel des fonctionnaires devant répondre de la présence de la famille Vautour.

Splendeurs et misères du roman à sujet

La première moitié du livre se démarque par sa forme, nettement différente de celle des œuvres antérieures de Babineau, dont Bloupe (1993) et Vortex (2003), publiées aux éditions Perce-Neige et comptant parmi les romans néo-brunswickois les plus importants des trois dernières décennies. À la lecture des premiers chapitres d’Infini, on perçoit la tendance de l’auteur à la satire, plus particulièrement dans les passages où il fictionnalise l’appareil bureaucratique ayant délimité le territoire du parc et déterminé l’issue des requêtes des exproprié·es.

Si plusieurs de ces scènes sont ratées sur les plans narratif et comique, c’est parce qu’elles oscillent maladroitement entre une exigence didactique (voire documentaire) et une tonalité polémique pour le moins excessive et univoque. Les extraits singeant la vacuité du langage des institutions touristiques, judiciaires, policières et gouvernementales minent particulièrement la qualité de l’ouvrage. Se succédant les uns aux autres, de tels segments présentent souvent des verbes à l’impératif: «Venez voir les moineaux et les mésanges manger dans vos mains.» Ces phrases tendent à réduire le combat de Vautour à une série d’opposants sans couleur ni consistance. On peut bien n’éprouver aucune sympathie pour les serviteurs du pouvoir dans cette affaire (et Glooscap sait que je n’en ai pas), mais la surutilisation de cette stratégie narrative et discursive rend la charge critique du texte insipide et monotone. En fait, Babineau manque une occasion unique d’explorer avec rigueur l’intérieur du système économique et rhétorique à l’œuvre dans la marginalisation des exproprié·es.

On doit tout de même reconnaître le mérite d’un véritable travail stylistique dans les chapitres axés sur Vautour ainsi que dans la deuxième moitié du livre, où la prose verse dans le courant de conscience. Par ailleurs, l’enchevêtrement, au fil du roman, des réflexions du militant à des questions d’instinct et d’animalité s’écarte du cliché qui limiterait l’esprit de l’homme des terres et des pêches aux choses primitives. Les meilleurs passages procèdent plutôt du délire associatif, qui s’avère le plus grand atout des narrations de Babineau. Ces envolées illustrent à merveille l’assimilation violente des pauvres par l’État sans verser dans le manichéisme ou le vacillement moral. Se rappelant la destruction de la maison de Vautour par les bulldozers du gouvernement provincial, le narrateur affirme:

[C]ette série d’images et de sons était dotée de sa propre vie, d’une volonté avec l’unique but de se reproduire à l’infini dans sa tête, tel un code génétique entortillé dans une spirale hélicoïdale.

Cette personnification, bricolée à partir du vocabulaire génétique et saisissante en raison de son caractère anachronique, est à l’image du projet épique du roman: soumettre Vautour à l’épreuve de la documentation et à une pluralité de registres aux tons fortement contrastés, qui empruntent aux codes du réalisme magique, du biopic, de l’idylle et du courant de conscience à l’américaine (ou bien à l’acadienne, «c’est-à-dire croche», comme le disait une narratrice d’Antonine Maillet). À l’instar de Libra (1988), de Don Delillo, Infini réinvestit le genre du documentaire et dégage les voies d’une pensée latérale.

Ce nouvel ouvrage de Babineau s’amorce par une trop longue introduction dans laquelle abondent des imprécisions poétiques qui exaspèrent, car elles enfoncent des portes déjà ouvertes. L’écriture fait cependant montre d’un dégourdissement heureux en fin de parcours. La part de jeu injectée à la légende de Vautour est bienvenue.

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Jean Babineau
Moncton, Perce-Neige
2020, 352 p., 25.00 $